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RAILS DE FRANCE - LA VIE DU RAIL - NUMÉRO SPÉCIAL - MARS 1937

AU SEUIL DU DÉPART par ABEL BONNARD (1883-1968) de l'Académie française

           
PRÉFACE AU SEUIL
DU DÉPART
  ON PRÉPARE
VOTRE TRAIN
  LES COULISSES
D'UNE GARE
  MUSCLES
D'ACIER
  VOYAGE AVEC
LE MÉCANICIEN
  CEUX QUI
VOUS ATTENDENT
AU SEUIL DU DÉPART
CAEN, AU CENTRE D'UN PAYS D'USINES MÉTALLURGIQUES, PRÉSENTE UNE GARE SVELTE, ÉLANCÉE,
OÙ L'ÉLÉMENT CONSTITUTIF SE TROUVE ÊTRE LE FER, SYMBOLE DE L'ACTIVITÉ INDUSTRIELLE DE CETTE RÉGION.
HENRY PACON, ARCHITECTE (1934)
AU SEUIL DU DÉPART

Il est agréable de voyager, mais il est pénible de partir. Au moment de rompre avec notre vie ordinaire, nous regrettons la douceur du charme sournois qu'y avait glissé l'habitude; nous ne savions pas qu'il fallait rompre tant de liens pour nous en aller. Mais cet instant est déjà passé quand nous arrivons à la gare. J'aime les très grandes gares, dressées entre les villes géantes qu'on y quitte et le monde qu'on y découvre. Elles sont pleines de sentiments contrastés, on y respire à la fois une tendresse désespérée et une avidité violente; on y oublie les personnes pour des villes, on y sacrifie des joies assurées à des jouissances incertaines, on y retire son cœur à ceux à qui on le doit, pour le vouer déjà à des êtres qu'on ne connaît pas encore; on redevient le pillard du monde, on jette son âme dans l'avenir. Au bord du voyage, selon l'excitation ou l'ennui qu'il fait naître en nous, nous savons au juste ce que nous gardons de jeunesse, et si nous ne sommes plus faits que pour une vie sans ébranlement, ou si nous avons, au contraire, cette élasticité, cette curiosité presque vorace, cette aptitude à l'inconnu, ce désir de nouveauté qui prouvent qu'on n'est pas vieux. Les affiches des gares parlent un langage puissant; les plus fameuses villes du monde y vantent leurs propres attraits avec une crudité qui nous fait sourire, mais ces appels émeuvent ce qui subsiste en nous de plus naïf et plus vivace. Il y a des coups de sifflet, des fumées, des halètements de vapeur; mais ce ne sont que les trains secondaires qui font du tapage; les grands trains ressemblent aux animaux très puissants qui, lorsqu'ils ne déploient pas toute leur force, se reposent plus complètement que les autres; leur locomotive nette et lisse ne vit que par un léger soupir, et, à l'instant fixé, elle emportera sans une secousse tout son bref convoi. C'est ainsi qu'on part pour les capitales. Cependant les locomotives qui ne mènent qu'à des préfectures se mettent de gros panaches de vapeur blanche, secouent leurs wagons sur les rails, sifflent, grondent, et prennent toute l'importance qu'on peut se donner par du bruit. Dans tous les ordres, et même parmi les machines, la vraie puissance est discrète; elle ne fait pas d'embarras.

Les gares sont autre chose pour nous quand nous revenons de voyage; au lieu de nous ouvrir le monde, elles ne font que nous annoncer la prison où nous allons rentrer; mais cette vie aussi pourrait être belle, selon l'âme que nous y mettrons et les compagnons que nous pourrons y trouver. Le départ nous livre aux pays et le retour nous ramène aux créatures. L'un nous demande : qu'aimes-tu ? Qui aimes-tu ? nous demande l'autre. Le premier nous invite à vivre en surface et le second en profondeur. L'un nous découvrait des rivages infiniment déroulés, des villes pareilles à des fruits éclatés, l'immense figure de la Terre; l'autre ne nous montre que quelques visages. Après avoir paru finir sa course par un glissement, le train s'arrête; les voyageurs en descendent. Beaucoup sont attendus; des parents étreignent le vagabond retrouvé et repris, le marquent de gros baisers, pour signifier qu'il est à eux désormais et qu'il ne leur échappera plus. Cependant une jeune femme, à l'écart, est immobile, toute droite, frémissante d'une impatience qu'elle contient, habillée avec une élégance hautaine et discrète qui, mieux qu'aucun signe, la distingue de cette foule où des ajustements très voyants annoncent presque toujours des âmes très vulgaires. Heureux celui qui est ainsi attendu, et qui ne quitte le monde des pays que pour retrouver le monde d'un être.

Abel Bonnard (1883-1968)
de l'Académie française (1932-1944)

 
 
AU SEUIL DU DÉPART