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NEUSSARGUES-SAINT-FLOUR

Le Temps du mardi 31 juillet 1888 (1)

CAUSERIE SCIENTIFIQUE - Le viaduc de Garabit
par A. Vernier

Nous avons parlé autrefois ici du pont du Douro, un des travaux d'art les plus hardis de notre temps et celui qui a le premier fait connaître au grand public le nom de M. Eiffel. Quand on fit les premières études de la ligne de Marvéjols à Neussargues, on se heurta tout de suite à de grandes difficultés, qui donnèrent à un éminent ingénieur de l’État M. Léon Boyer, l'idée d'appliquer le système suivi par M. Eiffel pour franchir la vallée du Douro. Ce système hardi permet, en effet, de franchir les vallées à de très grandes hauteurs.

La ligne de Marvéjols à Neussargues, dont l'objet est de combler une lacune qui existait entre les voies ferrées de l'Auvergne et celles du sud de la France, court du sud au nord sur les plateaux granitiques qui forment les contreforts méridionaux des montagnes d'Auvergne.

Le passage le plus difficile était celui de la vallée de la Truyère, un affluent du Lot, qui coule au fond d'une gorge étroite et profonde, entre les monts de l'Aubrac et de la Margeride.

Depuis longtemps les ingénieurs avaient choisi Garabit comme point de passage, parce que la Truyère y reçoit deux affluents se faisant face : la rivière d'Arcomie, sur l'une des rives, et le ruisseau de Mongon, sur l'autre.

La solution approuvée par l'administration, lorsque Boyer prit le service, consistait à descendre la vallée d'Arcomie, à franchir la Truyère aussi. bas que possible et à remonter la vallée de Mongon.

Ce tracé donnait lieu à une longue descente, suivie d'une montée. De plus, les flancs des deux vallées sur lesquels devait être placée la ligne sont tellement abrupts qu'en certains points il avait fallu suspendre les opérateurs chargés de relever le terrain

On pouvait craindre aussi les neiges qui pendant l'hiver glissent le long des parois rocheuses et qui pouvaient obstruer la voie ; pour tous ces motifs, Boyer proposa de reporter la voie sur le plateau et de traverser la vallée à une grande hauteur, à l'aide d'un viaduc métallique.

Disons quelques mots de cet ingénieur qui a été enlevé an plus bel avenir à l'âge de trente-cinq ans, dans l'isthme de Panama ; il était né à Florac, en 1851 ; après être sorti de l’École polytechnique et de l’École des ponts et chaussées, il fut appelé à la résidence de Marvéjols et c'est là qu'il eut à faire les études du chemin de fer projeté entre le Monastier et Marvéjols et du chemin de fer de Marvéjols à Neussargues. Ses études, continuées pendant un hiver très rigoureux et dans un pays très difficile, l'amenèrent, nous venons de le dire, à substituer aux projets primitifs de son administration un projet nouveau, qui entraînait la construction d'un pont de dimensions inusitées. Il fit ressortir les avantages de son plan ; il diminuait les pentes à la descente, il supprimait la montée, il maintenait la ligne dans des terrains faciles, il diminuait la longueur du parcours ; il faisait ressortir une économie de trois à quatre millions sur les premières prévisions.

Après quelques débats entre les ingénieurs de l’État et ceux de la Compagnie du Midi, le ministre des travaux publics approuve, le 14 juin 1879, le tracé proposé par M. Boyer et le projet du grand viaduc de Garabit, présenté par M. Eiffel, de concert avec les ingénieurs de l’État. Cet ouvrage comprend dans ses lignes essentielles un tablier établi au-dessus d'un arc parabolique à section variable, de 165 mètres de portée et de 52 mètres de flèche. Le viaduc franchit la Truyère à 122 mètres au-dessus du fonds de la vallée ; c'est une hauteur plus que double de celle des tours de Notre-Dame. Aux extrémités sont des arches en maçonnerie, de 15 mètres d'ouverture, qui servent en quelque sorte à fixer l'ouvrage dans les terrains que traverse la vallée ; le tablier métallique a ainsi une longueur de 448 mètres ; ce tablier est supporté par deux poutres maîtresses de cinq mètres de hauteur, dont les âmes en treillis de fer sont écartées de cinq mètres.

La voie est à 1 mètre 66 en contre-bas des semelles supérieures, de telle sorte que les poutres forment garde-corps et, au besoin, peuvent protéger les wagons contre le renversement par le fonds.

Pour nous rendre mieux compte de ce grand ouvrage, imaginons que nous le parcourons tout entier en arrivant du côté de Marvéjols ; nous passerons d'abord sur une poutre de fer, que nous appellerons la poutre de Marvéjols, de 270 mètres de longueur, et formée de cinq travées solidaires, appuyées sur six supports, dont quatre sont des piles métalliques posées sur des socles en maçonnerie, qui s'étagent sur le flanc de la vallée et dont les hauteurs augmentent à mesure qu'on s'approche du milieu de la vallée. La plus élevée a 61 mètres de haut. Après cette poutre, vient l'immense travée centrale, qui sert à franchir la vallée ; elle est portée par un arc gigantesque qui a 165 mètres de corde et 51 mètres de flèche. Cet arc n'a pas moins de 10 mètres de hauteur à la clé ; à ses extrémités, cet arc métallique repose sur ce qu'on appelle des rotules ; ce sont des cylindres d'acier d'environ 30 centimètres de diamètre, qui portent sur des coussinets demi-circulaires également en acier et ancrés dans la maçonnerie qui forme les socles des plus hautes piles formant culées. L'emploi de ces rotules est devenu fréquent dans les grandes constructions en fer ; ce nom même de rotules en fait assez bien deviner l'utilité. À quoi, en effet, doivent servir ces cylindres d'acier ? C'est à donner une sorte d'articulation aux grands ouvrages métalliques, à leur permettre pour ainsi dire, de s'étirer ou de se resserrer sans se rompre.

S'il fallait donner un exemple frappant de l'emploi de ces rotules d'acier, nous pourrions citer les grandes fermes de l'Exposition de 1889 ; les palais destinés aux beaux-arts et aux arts libéraux seront très vastes et le bas des piliers de ces palais présentent une ouverture de 50 mètres. Mais c'est dans le palais destiné aux machines, et qui s'élève devant l’École militaire, qu'on a atteint des portées immenses ; les fermes y ont 115 mètres d'ouverture et 45 mètres de hauteur.

Ces fermes sont constituées par un arc ovale en fer, qui ressemble à la membrure d'un navire renversé ; pour obvier aux effets résultant des changements de température et aux efforts considérables qui peuvent naître de la dilatation du métal, les ingénieurs ont articulé les deux moitiés de l'arc à la partie où elles se rencontrent et aux extrémités inférieures où ces deux moitiés touchent le sol ; les articulations sont ces rotules dont nous parlions tout à l'heure. L'arc de 45 mètres d'ouverture vient-il à subir des efforts extraordinaires, il a une sorte de jeu, de liberté qui lui permet de résister à ces efforts.

Revenons au viaduc de Garabit ; nous avons montré le grand arc jeté au-dessus de la vallée et posant sur rotules à ses deux extrémités. Cet arc, comme au pont du Douro, a une forme de croissant, c'est-à-dire que sa hauteur va en diminuant de la clé aux naissances. On conçoit que sa forme et ses dimensions aient beaucoup préoccupé les ingénieurs. M. Eiffel, qui devait en être le constructeur, eut l'idée de substituer la forme parabolique à la forme circulaire. Cette forme est mieux appropriée en effet, aux besoins du pont que la forme circulaire. Car, quelle que soit la charge, elle porte toujours sur l'arc en trois points seulement, à la clé et au droit des palées. Avec la forme circulaire, l'arc se serait trouvé dans de moins bonnes conditions de résistance. Une forte charge à la clé aurait pu faire passer la résultante des pressions au delà de l'extrados à la clé et au delà de l'intrados sur les reins ; le fait inverse se serait produit avec une forte charge sur les reins. Ces inconvénients étaient supprimés par l'emploi de la forme parabolique.

Si nous dépassons le grand arc parabolique, nous arrivons à la troisième partie de l'ouvrage, tout à fait analogue à la première, à la poutre dite Neussargues ; celle-ci a une longueur de 103 mètres, elle forme deux travées solidaires dont les parties sont de 51 et de 52 mètres. Les supports de cette poutre métallique sont une pile culée et une palée analogues à celles qui terminent la poutre Marvéjols et la culée de la voûte en maçonnerie qui prolonge le viaduc métallique du côté de Neussargues.

La flèche de l'arc du viaduc de Garabit a 14,50 de plus que celle du pont du Douro. Les ingénieurs de l’État ont fait passer le tablier au-dessus de l'arc, sans rien changer à la forme de ce tablier, pour réduire les vibrations que fait naître le passage des trains. Les trains passent à 3,50 au-dessus de l'arc et, par suite, les assemblages de ce dernier sont dans de meilleures conditions de durée. On a remarqué en effet sur un certain nombre de ponts que les rivures peuvent être gravement endommagées au bout de vingt à vingt-cinq ans dans les assemblages qui avoisinent les rails. Les rivets s'allongent sous l'effet d'une sorte de martelage et le serrage devient si mauvais que chaque rivet branle dans son trou.

La pieuse sollicitude de la veuve de Boyer nous a conservé l'intégralité des travaux qui ont préparé le magnifique ouvrage d'art que nous venons de décrire. Ses études ont un grand intérêt au point de vue doctrinal ; on y trouve des méthodes de calcul nouvelles. « Rarement, dit avec raison M. Léon Lévy, ingénieur des mines, qui a écrit une belle notice nécrologique sur Léon Boyer, un savoir plus assuré a été mis au service d'un problème plus délicat et a conduit à des résultats plus utiles. »

M. Boyer a calculé dans son ouvrage l'arc et les piles du viaduc de Garabit par deux méthodes. La première, basée sur la théorie du prisme élastique et longuement développée dans le savant ouvrage de M. Bresse, est, en ce qui concerne l'action des poids, d'un usage courant. Mais, pour le calcul de l'action du vent, M. Boyer se trouvait placé dans des conditions tout à fait exceptionnelles, et il a eu recours à des formules nouvelles qui sont une des parties les plus originales de son œuvre.

Pendant que M. Boyer, fidèle aux traditions de l'école que j'appellerai mathématique, faisait ses difficiles calculs, M. Eiffel et ses ingénieurs se servaient des nouveaux procédés de la statique graphique ; et pour rechercher les effets du vent, ils employaient, en même temps que les formules de M. Boyer, celles qui avaient servi au calcul du pont du Douro et que M. Seyrig avait publiées dans les Mémoires de la Société des ingénieurs civils. Ce sont ces calculs qui ont été soumis au conseil des ponts et chaussées après vérification faite par les ingénieurs.

M. Boyer ne s'en est pas tenu toutefois à la simple théorie du prisme élastique ; il lui a paru qu'une charpente métallique comme celle du viaduc de Garabit s'écartait trop des conditions que suppose cette théorie, pour qu'on pût avoir une confiance entière dans les résultats fournis par l'application pure et simple de cette théorie ; et il a eu recours à une seconde méthode basée sur les propriétés du système articulé. En prenant pour base cette hypothèse de l'articulation, il a établi une théorie générale de la recherche des tensions des barres, des réactions des appuis et des déformations dans les systèmes articulés soumis à des liaisons surabondantes.

À cette partie purement scientifique succèdent de nombreux et intéressants détails relatifs aux installations, aux procédés de montage, aux maçonneries, à la mise en place des piles, des tabliers, à la pose des clés de l'arc, à la rivure de l'arc, à la préparation des pièces métalliques à l'usine de Levallois-Perret. Les quatre rotules de l'arc ont été forgées chez MM. Maréchal frères, à Aubervilliers, et rabotées dans les ateliers Cohendat, à Paris.

Si, à propos de ce beau travail, nous jetons un coup d'œil sur les conditions générales d'établissement des grands ouvrages métalliques, nous serons frappés de la tendance actuelle des ingénieurs à y réduire le nombre des pièces et à chercher les formes les plus simples. « Partout, dit M. Boyer, où le métal a remplacé le bois, dans les combles, dans les tabliers, on fait du fer un usage approprié à sa nature, ce qui s'explique par l'analogie que présentent le bois et le métal au point de vue des conditions de résistance. Mais, dans les parties d'ouvrage où le fer a remplacé la pierre, on ne s'est pas immédiatement dégagé des habitudes prises, et les travaux métalliques ont reproduit les dispositions des travaux en maçonnerie, comme autrefois les travaux en pierre ont emprunté des formes aux constructions en charpente.

Ce n'est pas du premier coup que l'on peut saisir les meilleures conditions d'emploi d'une matière récemment conquise, et l'œil a lui-même besoin de se familiariser avec les nouvelles formes. Cela explique pourquoi l'aspect des ouvrages qui ne sont pas uniquement composés de tabliers droits, de piles verticales et d'arcs à courbures continues satisfait rarement le sentiment esthétique. Il est cependant des circonstances où la raison conduit à l'emploi d'autres éléments et les ingénieurs ne doivent pas hésiter à y recourir. »

En ce qui est d'abord des piles, il est clair que la division des piles métalliques par étages en facilite singulièrement l'exécution ; on a admis au viaduc de Garabit ces étages égaux jusqu'à une très grande hauteur. Les piles métalliques à quatre faces seront, suivant M. Boyer, établies couramment comme de grandes palées de charpente. La pile reposera à sa base sur deux rotules et sera fixée au tablier par une articulation. Peut-être en viendra-t-on, pour de très grandes hauteurs, à supprimer le treillis de la face transversale. Le nombre des pièces sera réduit et la puissance de celles qu'on conservera sera accrue.

On peut faire les mêmes observations générales pour l'arc; à propos de l'arc, il y a une question très controversée qui est celle de l'articulation à la clé. M. Boyer a montré que, pour un système de forces données, la charpente la plus économique est sans liaisons surabondantes. En admettant même que l'on puisse négliger l'effet de la surcharge, le changement de sens de l'action du vent suffit à faire naître deux groupes bien distincts d'actions, auxquels on doit successivement résister. Le théorème que nous venons de rappeler ne peut donc pas s'appliquer à une charpente dans laquelle l'action du vent joue un rôle important.

« Il n'en est pas moins vrai, dit M. Boyer, que l'articulation offre presque toujours des avantages sérieux. Si l'articulation a contre elle les habitudes prises et le succès des arcs non articulés, c'est bien quelque chose aux yeux des ingénieurs qui ne veulent rien hasarder, Cela explique que nous n'ayons pas songé à articuler la clef du viaduc de Garabit, mais nous n'hésitons pas à reconnaître qu'il y a de grandes probabilités pour que l'articulation soit justement en faveur dans un avenir prochain, bien que l'interruption de la forme générale de l'arc à la clef paraisse de nature à nuire à l'aspect de l'ouvrage.

L'arc de l'avenir semble donc devoir être un arc très simple, composé de deux fermes sans barres surabondantes et articulées à la clef et de contreventements à simple croix et reposant sur quatre rotules. On trouvera d'autres formes de charpente plus économiques peut-être, mais le progrès prochain paraît devoir résider dans les modifications que nous venons de résumer.

Le montage du grand arc de Garabit, exécuté sous la responsabilité de M. Eiffel et par ses procédés, lui fait beaucoup d'honneur, ainsi qu'à ses ingénieurs. On a dans ce montage obtenu un mode de suspension de l'arc parfait, une sécurité absolue, des manœuvres faciles. Les mesures prises amenaient bien le centre de gravité des pièces sur la verticale que ce centre de gravité devait définitivement occuper.

Il faut que nous disions un mot d'un appareil qui restera comme la première solution, et une solution très remarquable, d'un très difficile problème ; cet appareil se nomme la bigue.

Les éléments constitutifs de l'arc étaient de deux sortes 1° Les pièces entrant dans la constitution des fermes ; 2° les pièces destinées à les entretoiser. Ces dernières ont été mises en place à l'aide d'un câble suspendu, établi suivant l'axe des viaducs ; les premières ont été montées à l'aide de la bigue, qui n'est autre qu'une chèvre spéciale. La bigue était placée sur les membrures d'extrados de l'arc et se composait de deux semelles, l'une inférieure, l'autre supérieure, ayant une forme hexagonale (afin que la console saisît bien la semelle et pour faciliter le glissement du collier de la poulie) ; ces semelles étaient reliées entre elles par quatre montants ; au bas des deux groupes de deux montants se trouvaient fixés deux treuils du système Bernier. Sur la semelle supérieure, dans les intervalles compris entre deux montants appartenant au même côté, étaient deux poulies de retour, correspondant chacune à l'un des treuils.

La bigue pouvait se déplacer sur l'arc, au fur et à mesure de l'avancement du montage ; on lui faisait occuper deux positions successives pour chaque panneau. Pendant le montage, elle était placée dans une position inclinée et s'y trouvait maintenue par quatre haubans métalliques fixés à la semelle supérieure et amarrés à la pile métallique voisine. Il faut lire, dans l'ouvrage de M. Boyer, tout le détail des opérations compliquées du montage fait à l'aide de cet appareil mobile, dont le seul défaut réside dans la nécessité où l'on est de le déplacer souvent.

On nous permettra de citer la conclusion de son ouvrage, qui restera comme un des documents les plus importants de notre temps pour l'art de l'ingénieur. On en admirera le ton modeste, trop modeste, si l'on songe à la grandeur du travail auquel le nom de Boyer restera toujours associé: « En résumé, le viaduc de Garabit a été établi avec des éléments connus, que l'on s'est efforcé d'améliorer. Ce serait beaucoup si, à raison de ces améliorations, à raison des dimensions exceptionnelles de l'arc et du soin apporté à l'étude des détails, cette œuvre, commandée par de sérieuses raisons d'économie, marquait un progrès, si petit qu'il fût. Les liaisons surabondantes y sont moins nombreuses que dans beaucoup d'ouvrages comparables.

» Les progrès que font la métallurgie et la mécanique, en permettant de fabriquer et de mettre aisément en place des pièces de plus en plus fortes, rendent économiques les dispositions simples que recommande la théorie. Il reste à mieux connaître les effets du vent, dont l'action n'a été évaluée jusqu'ici que par des expériences assez discordantes ; à se rendre un compte plus exact de l'influence des chocs dus au passage des machines ; à faire porter les épreuves de résistance du métal non plus sur de petits prismes, mais sur des pièces entières ; à multiplier les expériences sur les rivures. En un mot, c'est moins de la théorie que de l'expérimentation et de la pratique de l'art que l'on doit attendre les prochains progrès de la construction métallique. »

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