Mardi 18 février 1873
LETTRES D’ESPAGNE
(De notre correspondant spécial.)
Beasaïn, 14 février.
Aller à Madrid en ce moment n'est pas chose facile. J'espère pourtant y arriver et y arriver tout entier avant la fin du mois, si les carlistes veulent bien le permettre. Mais cela n'est pas sûr. En attendant, je suis échoué dans les neiges, à Beasaïn, entre Tolosa et Zumarraga, tout près de la frontière de France. On nous avait bien dit à Hendaye que les trains ne marchaient pas entre Beasaïn et Alsasua, mais on avait ajouté que nous trouverions de bonne voitures à l'endroit où le train s'arrêterait, et que tirées par des chevaux ou au besoin par des bœufs, ces voitures nous feraient arriver avec six ou sept heures de retard au plus à travers les neiges. Mais on avait compté sans les carlistes, qui ne permettent pas au voiturier de voyager la nuit. Impossible de faire atteler ce soir. Nous avons été forcés de chercher des logements dans ce pauvre village perdu au fond d'une étroite vallée.
À la guerre comme à la guerre ! En somme, nous ne sommes pas trop mal traités dans la fonda de Altuna, où nous venons de faire un vrai festin, composé d'un potage à l'huile, de quelques œufs frits à l'huile, de fromage de chèvres, et arrosé d'un gros vin noir qui sent à la fois le bouc et le goudron. Demain, au point du jour, nous repartirons dans un omnibus attelé de quelques couples de bœufs ; et qui sait ? nous arriverons peut-être à cette station d'Alsasua, dont on nous parle ici comme de la terre promise. Mais une fois-là, pourrons-nous continuer notre voyage ?
On n'en est pas bien sûr. La voie entre Alsasua et Vittoria n'était pas libre hier, à ce qu'il parait. On avait du y abandonner une locomotive au fond d'une tranchée, dans trois mètres de neige. En outre, on est encore tout ému d'une aventure dont a souffert un des derniers trains qui ont passé sur cette voie. Les carlistes ont fait feu sur ce train, et leurs balles ont assez gravement blessé un des employés, le chauffeur, si je ne me trompe. Comme il a fait très bon et presque chaud dans ce pays aujourd'hui, la neige sera peut-être fondue demain vers le milieu du jour mais les carlistes nous laisseront-ils passer ? On hésite un peu ; on se méfie beaucoup de ces défenseurs de la religion, grands destructeurs des chemins de fer et des télégraphes. Enfin nous saurons demain à quoi nous en tenir, et quoi qu'il arrive, nous trouverons un moyen quelconque pour gagner Vittoria. Or, de Vittoria à Madrid, nous n'aurons pas d'obstacles sérieux à surmonter, à moins que… mais, vous le savez, dans ce pays de l'imprévu et des anomalies, il ne faut jamais se donner la peine de calculer les événements deux jours à l'avance.
Jusqu'à présent, je n'ai guère appris de nouvelles depuis que j'ai passé la frontière. À Irun, à Saint-Sébastien, on ne connaissait les grands événements de ces derniers jours que par les dépêches de l'agence Havas, publiées par les journaux français. Le dernier numéro de la Correspondencia qui soit arrivé à Saint-Sébastien porte la date du 10. Pourtant, un officier de mes amis, que j'ai vu en passant à la station de Tolosa, prétend savoir que M. Figueras a donné l'ordre à toutes les autorités civiles et militaires des provinces de dissoudre au besoin par la force toutes les juntes révolutionnaires qui tenteraient de se constituer, sous quelque drapeau que ce soit, ce drapeau fut-il celui de la république. Comment mon ami avait-il appris ce détail significatif ? Je l'ignore, n'ayant pas eu le temps de l'interroger.
Des carlistes nous n'avons eu que des nouvelles contradictoires. À Irun, on m'a dit que dans tout ce pays on n'en voyait presque plus ; mais ici on vient de m'apprendre que la garnison de Tolosa avait reçu cette après-midi l'ordre de se rendre précipitamment à Oyarzun, à deux pas d'Irun même, pour y attaquer demain une forte bande d'insurgés. Que croire ? Je suis vraiment bien embarrassé ; mais j'espère que bientôt, je pourrai vous envoyer des informations plus précises.
Mardi 11 mars 1873
On écrit de la frontière d'Espagne au Courrier de Bayonne :
Les carlistes sont bien décidés à empêcher la circulation sur toute la ligne del Norte. Soroeta, qui s'intitule commandant du premier district du Guipuzcoa, passait le 5 de ce mois un ordre aux chefs des gares d'Irun et de Saint-Sébastien, pour qu'ils aient à obéir à l'ordre du 13 décembre dernier : une locomotive ne doit plus marcher sur cette partie de la ligne. Tout train en marche servira de cible à leurs balles. Les employés doivent d'ores et déjà suspendre leur service ; tous ceux qui contreviendront à cet ordre et seront pris, recevront la première fois une sévère admonestation ; en cas de récidive, ils seront impitoyablement fusillés. Cet ordre a été remis au chef de gare d'Irun par un jeune homme d'Oyarzun, qui en a demandé un reçu, disant que le cabecilla qui le lui avait donné à porter l'avait prévenu que s'il ne lui rapportait pas de réponse, il lui logerait quatre balles dans la tête.
L'exécution n'a pas tardé à suivre la menace. Soroeta, dont la bande se compose partie de Navarrais et de Guipuzcoans, et se trouvait à Vera dimanche, a détaché deux groupes avec la mission de couper la voie et les communications télégraphiques entre Irun et Renteria, et à l'entrée du tunnel de Garinchusqueta, ils pratiquèrent des trous de mine qu'ils remplirent de dynamite. Heureusement que la besogne avait été confiés à des gens inhabiles, qui ignoraient la manière dont il faut se servir de cette poudre qui a les effets les plus terribles. L'enlèvement des rails a occasionné le déraillement du train de marchandises 770, composé seulement de trois vagons.
Ces nouvelles ont produit la plus vive émotion à Irun, qui s'attendait à se voir attaqué d'un instant à l'autre et ne voulait laisser partir aucun détachement de troupes. Cependant, la voie a été rétablie le lendemain, grâce à des travailleurs qui l'ont réparée sous la protection d'une colonne de carabineros. Mais à mesure que l'on répare d'un côté, la voie est coupée sur un autre point. La station de Santa-Olalla, province de Burgos, a été incendiée et le train express n'est arrivé à Zumarraga qu'à quatre heures et demie. La voie a été coupée entre Zumarraga et Beasain par une bande d'une centaine d'hommes, qui est passée par Idiazabal, oû elle a réquisitionné 1,500 réaux.
Le train express a déraillé entre Tolosa et Beasain ; les carlistes se sont présentés et ont emmené avec eux le chef de train et le mécanicien, qui est Français.
Un combat se livre depuis ce matin, vendredi, aux environs d'Irun, entre la bande Soroeta et une colonne, sous les ordres du colonel Fontella. Cette colonne se compose de cinq compagnies d'infanterie, d'un détachement d'artillerie de montagne et d'une section de cavalerie et de miquelets.
Soroeta occupait avec 300 hommes la montagne d'Arichulegui, position stratégique qui commande Irun, Oyarzun, Lesaca et Articusa ; on prétend qu'il a deux canons.
Le feu, très vif, a commencé vers onze heures et quart et n'a cessé que vers trois heures. Le canon a tonné.
On prétend que Santa-Cruz et ses bandes se sont réunis à Soroeta.
On parle d'une autre affaire, qui aurait eu lieu ces jours-ci à Elozua, entre Azpeitia et Vergara. Les bandes carlistes étaient commandées par Iturbe, le marquis de Valdespina et Macazaga, que l'on disait mort, et qui n'a été que légèrement blessé dans une précédente rencontre.
Lisarraga a repris le commandement en chef des bandes de la province. Il paraît que Dorronso a passé la frontière et se trouvait mercredi à Vera.
L'aviso français le Chamois a reparu sur nos côtes après être entré au port de Saint-Sébastien ; il est reparti pour Bilbao.