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« VOYAGE EN ESPAGNE » PAR M. EUGÈNE POITOU • D'IRUN À ALSASUA EN 1866

HENDAYE • VIADUC DU BIDASOA
LIGNE 655 BORDEAUX-SAINT-JEAN - HENDAYE - IRÚN • PK 233 • VIADUC DE LA BIDASSOA (111 M)
26/06/2022 • 13:51 • HENDAYE (64) • 43° 21 '02.1" N, 01° 47' 09.8" W

VOYAGE EN ESPAGNE
PAR M. EUGÈNE POITOU
Conseiller à la Cour d'Angers

CHAPITRE I
LE PAYS BASQUE — PAMPELUNE

« Un voyage en Espagne pouvait encore, il n'y a pas longtemps, être regardé comme une entreprise héroïque.

Au siècle dernier, le duc de Saint-Simon, se rendant à Madrid avec le titre et le train d'un ambassadeur de France, écrivait : « Il n'y a quoi que ce soit dans les hôtelleries d’Espagne, où on vous indique seulement ou se vend chaque chose dont on a besoin. La viande est ordinairement vivante ; le vin épais, plat et violent ; le pain se colle à la muraille ; l'eau souvent ne vaut rien ; de lits, il n'y en a que pour les muletiers : en sorte qu'il faut tout porter avec soi. » Les choses, il y a vingt-cinq ans, n'avaient pas sensiblement changé. Aujourd'hui, il faut convenir qu'il n'en est plus de même : l'Espagne a fait de grands progrès, et l'on peut aller à Madrid, et même à Séville, sans être un héros ni un ambassadeur. S'il est quelquefois prudent de porter encore son dîner, il n'est plus nécessaire de porter son lit. Les chemins de fer vont presque aussi vite que les anciennes diligences ; et quand les tunnels ne sont pas effondrés, ou la tranchée comblée par des éboulements, ou les ponts emportés par les torrents, en y mettant le temps, on arrive.

C'est sur cette perspective convenablement rassurante qu'aux premiers jours du printemps de 1866 je suis parti pour l'Espagne avec ma famille et un compatriote, M. de L***, à qui un long séjour dans ce pays en a rendu les mœurs et la langue familières. Je ne conseillerai jamais à qui ne sait pas un peu l'espagnol, ou n'a pas un compagnon qui le sache, de voyager en Espagne.

Le moment, d'ailleurs, était propice. À l'automne précédent, le choléra m'avait empêché de partir. Au mois de janvier, l'insurrection du général Prim m'avait fait craindre un instant de voir tout le pays en feu. Pour le moment, tout paraissait calme ; mais il fallait se hâter. Les pronunciamientos (cet autre choléra, qui est endémique en Espagne) pouvaient encore nous barrer la route. Et de fait, à peine étais-je rentré en France, qu'éclatait à Madrid la sanglante révolte de juin. »

« L'entrée en Espagne est charmante. Des hauteurs de Biarritz, on voit se déployer devant soi, d'un côté, la chaîne des Pyrénées dressant dans le ciel ses pics neigeux ; de l'autre, la ligne ondulée et gracieuse des monts Cantabres, qui va se perdre dans la brume du couchant et dont les pieds plongent dans la mer : une mer bleue, limpide, transparente comme la Méditerranée.

Le chemin de fer franchit la Bidassoa tout près de son embouchure, au-dessous de cette île des Faisans qui fut le théâtre de tant de pompes royales, de tant de conférences diplomatiques, et qui vit François Ier revenir tristement de sa prison de Madrid, après y avoir laissé un peu de l'honneur qu'il avait sauvé à Pavie. En face et à droite, sur la rive espagnole, se montre à mi-côte la petite ville de Fontarabie : une bicoque qui a un nom dans l'histoire depuis que Condé l'a assiégée sans pouvoir la prendre, démantelée aujourd'hui, et n'ayant plus que l'aspect d'un pauvre village, mais d'une belle couleur, et, dans son délabrement, d'une assez fière attitude ; on dirait d'un hidalgo ruiné se drapant dans sa cape en lambeaux.

À Irun, on s'arrête une grande heure. Là on quitte les wagons français pour entrer dans les wagons espagnols. Les formalités des passeports sont, grâce à Dieu, supprimées ; mais la cérémonie de la douane ne l'est pas. Nos malles visitées, nous nous croyions quittes, quand un douanier à la mine refrognée et bourrue nous enjoint de passer dans un bureau particulier. Là on nous fouille dans toutes les poches, sous les habits, jusque sous la chemise. Nous protestons, mais en vain. Il paraît que deux ou trois jours auparavant on a fait entrer en fraude des diamants. La douane avait un redoublement féroce de sévérité ; et apparemment nous avions, sans nous en douter, un faux air de contrebandiers.

Enfin nous sommes libres, et après bien des lenteurs on part. On voit tout de suite à cette lenteur, à l'inexactitude des heures de départ et d'arrivée, qu'on n'est plus en France. Il faut faire dès à présent provision de patience : paciencia ! paciencia ! D'Irun à Cadix, me dit-on, et de Cadix à Irun, c'est le refrain qu'il nous faudra entendre.

Vous êtes en Espagne, et pendant quelque temps il semble que vous n'avez pas changé de pays : même aspect des champs et des villages, mêmes cultures, même population et même costume. C'est qu'en effet vous êtes toujours en pays basque ; c'est le même peuple sur les deux rives de la Bidassoa : peuple intelligent et énergique, spirituel et brave, aventureux et hardi ; peuple d'agriculteurs et de chasseurs, de soldats et de marins, qui a gardé intacts depuis vingt siècles, à travers des luttes incessantes, sa langue, ses mœurs, ses coutumes et son amour de la liberté.

La voie ferrée serpente à travers des mamelons verdoyants, des collines arrondies, couvertes jusqu'au sommet de cultures et d'arbres. À chaque minute, le paysage change, tantôt resserré dans une gorge étroite, tantôt ouvrant une échappée de vue sur la mer. Rantaria, avec sa tour crénelée, passe rapidement devant nos yeux. Voici le port du Passage, qu'on prendrait volontiers pour un lac de Suisse encadré dans ses montagnes. Voici Saint-Sébastien qui s'allonge sur une étroite rive, entre la mer et le rocher abrupt où s'élève sa citadelle ; pauvre ville toute neuve, que ses amis les Anglais ont brûlée pour empêcher les Français de la prendre. L'Espagne a fait ainsi plus d'une fois, à ses dépens, l'expérience de ce que coûte l'amitié britannique.

Ici on quitte le littoral, et le chemin de fer, tournant tout à coup au sud, s'enfonce dans le massif montagneux et commence à gravir des pentes rapides. On sait que le centre de l'Espagne est un immense plateau qui s'élève à une hauteur de six à sept cents mètres au-dessus du niveau de la mer. De quelque côté qu'on se dirige vers Madrid, en quittant les bords de l'Océan ou de la Méditerranée, il faut escalader ce prodigieux escarpement. Nous suivons le lit d'un petit gave qui roule avec bruit, sur un fond de roches, ses eaux vertes et écumeuses, et fait tourner de distance en distance des roues de moulins ou d'usines. La voie longe les précipices, franchit les vallées sur de hardis viaducs, traverse en galeries souterraines les crêtes les plus abruptes. Les difficultés ont été infinies pour tracer ce chemin, et les ingénieurs français qui l'ont construit ont fait des prodiges. De Saint-Sébastien à Alsasua, sur un espace de moins de vingt lieues, on compte, je crois, trente-deux tunnels.

On monte, on monte toujours. La machine souffle et gémit comme un cheval poussif. Le ciel s'est assombri. Nous sommes presque à la hauteur des nuages. Les montagnes, dont ils couvrent la base comme une mer houleuse, élèvent au-dessus leurs cimes encore blanches de neiges, et prennent des aspects grandioses. L'arc-en-ciel pose sur leurs têtes son arche radieuse. Bientôt une pluie fine et serrée commence à tomber ; la bise aiguë la fouette en grésil contre les vitres.

Il fait nuit quand nous arrivons à Alsasua : c'est la station où l'on quitte la ligne de Madrid pour prendre l'embranchement de Pampelune. La neige tombe, la voie en est couverte. Nous nous réfugions dans la gare, où il n'y a point de feu. Parmi la foule grelottante se tiennent immobiles de grands montagnards, portant les souliers de cordes, les culottes de velours ; les uns avec des vestes de peau de mouton, les autres enveloppés jusqu'au nez dans leurs mantes rayées. Comme eux, nous nous roulons mélancoliquement dans nos couvertures de voyage, en songeant, pour nous consoler, aux orangers de Cordoue et aux lauriers-roses de Grenade. »

 
« VOYAGE EN ESPAGNE » PAR M. EUGÈNE POITOU (1815-1880) • D'IRUN À ALSASUA EN 1866
Illustration de Valentin Foulquier (1822-1896)
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