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AUTOUR DE LIMOGES

LIMOGES <> BRIVE via UZERCHE LA GRÈVE DES OUVRIERS DU CHANTIER (AOÛT-OCTOBRE 1888)

VIADUC DE PIERRE-BUFFIÈRE (211 M)
LIGNE 590 LES AUBRAIS - MONTAUBAN-VILLE-BOURBON • PK 422 • VIADUC DE PIERRE-BUFFIÈRE (211 M)
28/08/2021 • 12:02 • PIERRE-BUFFIÈRE (87) • 45° 41' 49.5" N, 01° 21' 22.4" E

La construction de la section de Limoges à Brive via Uzerche donna lieu à une célèbre grève de la fin août à la mi-octobre 1888 dans un cadre de contestation inédit : « un paysage des plus gais, des plus riants de France ; une succession de collines d'un vert franc et dru, couvertes du pied à la tète de prairies, de vignes, de champs de maïs. Aujourd'hui même, au Gaucher, à deux kilomètres d'ici, la réunion des grévistes a eu lieu en plein champ, dans un pré entouré de haies vives. Qu'il y a loin de ce cadre au ciel noir, aux horizons sombres traversés de cheminées d'usine où s'agitaient il y a quelques années les grévistes des mines du Nord » (Le Temps du 11 septembre 1888).

Dans son édition du 12 septembre 1888, le correspondant du journal Le Temps précisa les origines de cette grève :

« Lors de l'adjudication, la plupart des entrepreneurs consentirent des rabais que les ingénieurs de l'État eux-mêmes ont trouvé énormes. Ils étaient encouragés à ces rabais par l'état général de la main-d'œuvre dans la contrée, où de nombreux ouvriers étaient inoccupés, par suite de l'achèvement de divers travaux et du ralentissement du travail dans les ardoisières, qui sont en grand nombre de ce côté. Quelques-uns même revenaient des départements voisins, et plusieurs d'entre les grévistes d'aujourd'hui ont travaillé à Decazeville ; nul doute que les enseignements qu'ils ont dû puiser dans ce milieu n'aient eu une influence sur la naissance et la continuation de la grève actuelle. Quoi qu'il en soit, les entrepreneurs trouvèrent en effet, au début, à embaucher autant d'ouvriers qu'ils voulurent et au prix qu'ils voulurent.

La première quinzaine de paye s'effectua sans incident. Mais, peu de temps après, des symptômes se produisaient qui pouvaient faire prévoir les difficultés au milieu desquelles l'on se débat aujourd'hui les tailleurs de pierre du 8e lot demandèrent une augmentation de salaires qui leur fut immédiatement accordée. L'affaire en resta là. Mais deux mois après, c'est-à-dire quatre mois après l'adjudication, alors que la plate-forme du chemin de fer n’était même pas terminée, la grève éclata au chantier du Gaucher, à deux kilomètres d'Allassac ; c'était un chantier où Godet avait travaillé ; à ce moment-là même, du reste, il travaillait au 11 e lot lot, le chantier voisin, celui d'Allassac. Les grévistes parcoururent en bandes tout le chemin en construction, et en deux jours la grève était générale. Les événements qui se sont déroulés depuis ce temps sont connus ; mais il est évident que la grève a été trop rapide (et c'est ici l'avis de tous), pour qu'il ne soit absolument certain que des influences étrangères travaillaient depuis longtemps les ouvriers. Aujourd’hui, voici quelles sont leurs prétentions : être payés à raison de 0,32 c. l'heure en moyenne, le prix variant entre le minimum de 0,30 cent. et le maximum de 0,35 cent. ; je parle des terrassiers qui forment l'immense majorité. Ils disent qu'avec les salaires moyens qu'ils ont actuellement, 0,26 cent., la vie leur est impossible. On ne peut nier que leur misère ne soit grande, surtout à cause de leur genre de vie ; ici, comme dans les grands centres de vie ouvrière, le grand problème à résoudre est celui du loyer ; la plupart des ouvriers, bien qu’originaires du pays, n'ont pas de maison qui leur appartienne en propre, et ils doivent payer des prix de location qui varient entre 10 et 15 francs par mois. Là est pour eux la vraie pierre d'achoppement car leur nourriture est des plus sommaires, et le vin est depuis longtemps remplacé par la boisson faite avec des raisins secs. Les habitants indigènes, qui ont presque tous pour les grévistes une grande sympathie, justifiée par leur misère, mais qui ne sont pas toujours, il faut le dire, assez réservés dans la manifestation de leurs sentiments, auraient là un moyen bien simple de faciliter la solution de la grève, ce serait d'abaisser le taux des loyers. À ces dires des ouvriers, les entrepreneurs répondent qu'ils ne peuvent accorder les prix demandés sans courir à une faillite certaine.

Les ouvriers demandent alors que l'État reprenne les travaux en régie. Ils ne voient pas que ce serait violer des engagements formels, car les entrepreneurs, par ces conventions, s'engagent simplement à livrer la ligne dans le délai déterminé, c'est-à-dire, dans le cas actuel, dans le long délai de quatre ans. »

Les correspondants de La Dépêche du Midi « Journal de la Démocratie dans le Midi », tinrent une chronique — reproduite en partie ci-dessous — reflet des contextes économique, social et politique (boulangisme, possibilisme,...) des années 1880.

Mardi 28 août 1888

Donzenac (Corrèze), 27 août, soir.

La grève est entièrement constituée sur la ligne du chemin de fer de Larode (sic) à Uzerche ; 400 ouvriers parcourent les chantiers en criant : Vive la grève ! Vive Boulanger !

Mercredi 29 août 1888

Notre correspondant-rédacteur de Brive, qui s'est rendu à Donzenac, nous télégraphie :

Donzenac, 28 août, matin.

Ainsi que la Dépêche l'a annoncé, hier, un mouvement gréviste vient de se produire pour la première fois dans notre département, parmi les ouvriers du chemin de fer de Limoges à Brive. Il a pris naissance à Vigeois, et, de là, a été propagé jusque près de Brive, par plus de mille ouvriers qui ont suivi les divers chantiers, débauchant leurs camarades restés au travail.

Aujourd'hui, la grève peut donc être considérée comme générale.

Arrestation à Donzenac

À Donzenac, où je suis, une arrestation vient d'être opérée au chantier de Gaucher, par la gendarmerie de Brive renforçant celle d'ici. Les grévistes, au nombre de quatre cents environ, ont escorté leur camarade, conduit entre les gendarmes jusqu'à Donzenac. Plusieurs chantaient la Marseillaise et criaient : « Vive la grève ! Vive Boulanger ! » Tandis que les délégués porteurs de drapeaux tricolores parlementaient avec M. Raoul, sous-préfet de Brive, et M. Le Huéron, substitut, réclamant la mise en liberté de l'ouvrier arrêté pour atteinte à la liberté du travail.

M. Raoul, sous-préfet, a répondu que si le prisonnier n'était pas coupable, il serait relaxé. Justice sera toujours rendue. Il les a engagés à se séparer et à reprendre le travail. En arrivant à Donzenac, les ouvriers se sont bien dispersés, mais ils viennent de se reformer en groupes, en apprenant que le prisonnier va être dirigé de la chambre de sûreté de Donzenac sur la maison d'arrêt de Brive.

Donzenac, 28 août, 3 h., soir.

Les grévistes se sont de nouveau dirigés du côté du Gaucher ; la plupart des cultivateurs des environs ont quitté en ce moment le gros de la troupe pour rentrer chez eux, laissant seuls une centaine de cheminots qui ont poussé à la grève, n'ayant que peu de ressources. Ces derniers seront sans doute bientôt obligés de reprendre le travail.

Les autorités viennent de partir pour Brive.

Brive, 28 août, soir.

Les ouvriers employés à la construction du chemin de fer de Limoges à Brive gagnent à peine 25 centimes l'heure. C'est pour obtenir une augmentation qu'ils se sont mis en grève.

L'ouvrier arrêté est arrivé à Brive, escorté par la gendarmerie. Il se nomme Bergouhe et est âgé de trente-deux ans à peine. Il est né à Nîmes (Gard). Il a été écroué à la maison d'arrêt.

Quelques grévistes sont venus à Brive. ​

Jeudi 30 août 1888

La grève de Donzenac persiste. Le préfet de la Corrèze et le sous-préfet de Brive se sont transportés sur les lieux. À l'heure où je télégraphie, ils ne sont pas encore rentrés ni la gendarmerie non plus.

Le préfet a fait placarder un avis imprimé invitant les ouvriers à reprendre le travail et leur promettant aide et protection.

La gendarmerie est en permanence à Donzenac, néanmoins l'agitation continue. Quelques centaines d'ouvriers se sont dirigés sur Limoges, tentent de débaucher les chantiers sur leur route et entraînent les paysans en les menaçant. Ils auraient même, d'après les dernières nouvelles, essayé d'opposer de la résistance aux gendarmes qui auraient eu le dessous dans la bagarre. ​

Samedi 1er septembre 1888

Ainsi que la Dépêche l'a annoncé, les autorités ont de nouveau visité divers chantiers en grève.

M. Drouin, préfet, a reçu plusieurs ouvriers qui lui ont exposé leurs réclamations. Les entrepreneurs de cette ligne, ayant fait un rabais considérable, se voient obligés de réduire au minimun le salaire des ouvriers.

Plusieurs de ces malheureux ne gagnent que 22 centimes l'heure. Si on tient compte des jours de chômage ou de mauvais temps, on voit que ceux qui sont célibataires peuvent à peine vivre, à plus forte raison ceux qui ont une nombreuse famille.

Les grévistes conservent néanmoins l'attitude la plus calme, et il est bien certain que nous n'aurons aucune violence à déplorer.

M. Labrousse, député de la Corrèze, qui s'est rendu lui aussi au Gaucher et au Saillant, pour tâcher de concilier ouvriers et et entrepreneurs, a été fort bien accueilli.

L'avis suivant a été affiché, hier soir, sur tous les chantiers :

Aux ouvriers des chantiers de construction du chemin de fer de Limoges à Brive

Un grand nombre d'ouvriers m'ont fait connaître qu'ils désiraient continuer le travail ou le reprendre.

En vue de faciliter la reprise du travail et d'assurer la liberté aux travailleurs.

Le préfet de la Corrèze donne avis à tous les ouvriers terrassiers, carriers, mineurs et maçons employés sur les chantiers de construction dits du Gaucher, du Saillant, d'Estivaux, Vigeois, Uzerche, etc., que l'autorité administrative a assuré la protection de tous les travailleurs qui se rendront sur ces chantiers.

Le préfet espère ainsi voir se terminer un chômage que la presque unanimité des ouvriers blâme et réprouve.

Chantier du Gaucher, près Donzenac, le mercredi 23 août 1888.

Le préfet de la Corrèze,

A. DROUIN,

Donzenac, 31 août, matin.

MM. Labrousse. député, et Pradalet, maire de Donzenac, se sont rendus, hier, aux chantiers du Gaucher et d' Allassac. Leur visite a produit le meilleur effet. Notre député a été accueilli partout par de nombreux vivats.

On nous annonce qu'une entente pourrait bien se faire à la suite des démarches de M. Labrousse. MM. Romersat, entrepreneurs, consentent déjà augmenter les salaires de 2 centimes par heure et à modifier avantageusement pour les ouvriers l'organisation du travail.

De leur côté, les ouvriers se montrent beaucoup plus conciliants.

Vigeois, 31 août, soir.

M. Raoul, sous-préfet de Brive, restera quelques jours à Vigeois. Les brigades de gendarmerie sont toujours sur les lieux.

MM. Drouin, préfet, et Lacoste, secrétaire général, sont à Uzerche. On espère arriver bientôt à une entente entre ouvriers et entrepreneurs.

De notre correspondant spécial :

Donzenac, 31 août, 4 h. 55, soir.

La situation s'est aggravée, aujourd'hui, du côté de Vigeois. Les grévistes, mécontents de voir que certains entrepreneurs refusent d'entrer dans la voie des concessions, continuent à parcourir le pays, tambours et drapeau en tête. Ils ont débauché, hier soir, quelques ouvriers qui avaient repris le travail au chantier voisin de Donzenac.

Leur nombre étant bien, aujourd'hui, de près de 1,200, le préfet, jugeant la gendarmerie insuffisante pour maintenir l'ordre, vient de réclamer des hommes au ministre de la guerre

Brive, 31 août, 5 h., soir.

La gendarmerie de Brive part, pour Donzenac. Nous croyons savoir que, si les entrepreneurs ne se décident pas à faire des concessions, la grève deviendrait générale. ​

Dimanche 2 septembre 1888

De notre correspondant particulier :

Limoges, 1er septembre, 4 h., soir.

Le préfet, l'ingénieur en chef et le premier escadron du 20e dragons viennent de partir pour Saint-Germain-les-Belles. Un bataillon du 63e de ligne part pour Vignols-Saint-Solve localité située à proximité des chantiers du Gaucher et du Saillant.

Ces troupes sont envoyées pour assurer le maintien de l'ordre sur les chantiers de la ligne en construction de Limoges à Brive où 3,000 ouvriers sont en grève actuellement.

De notre envoyé spécial :

Vigeois, 4 h. 30, soir.

La grève se propage de plus en plus. Ce n'es plus maintenant de Brive à Allassac que le travail est abandonné, mais de Brive à la Haute-Vienne.

Après avoir débauché les ouvriers des chantiers d'Uzerche et de Masseret, les grévistes montent toujours du côté de Limoges, espérant rendre la grève générale. Partout le travail cesse et leur troupe grossit.

On nous écrit de Vigeois :

Dans les localités parcourues et sur les chantiers, les grévistes ont pris une attitude menaçante vis-à-vis des municipalités desquelles ils réclament assistance. Les renforts de la gendarmerie sur ces chantiers qui comportent un développement de 30 kilomètres sont devenus insuffisants.

Vigeois, 1er septembre, soir.

Huit cents grévistes environ sont arrivés à Vigeois. Leur chef les a harangués sur la place publique, remplie de monde. « Si nous voulons la grève, a-t-il dit en substance, c'est parce que c'est notre droit. Que ceux qui veulent être avec nous nous suivent, mais ne forçons personne. Il faut absolument rester dans la légalité pour obtenir l'augmentation de salaire que nous demandons. »

Après ce discours, les grévistes se sont dirigés sur Uzerche. Quatre ou cinq ouvriers seuls ont continué à travailler sous la protection de sept gendarmes.

MM. Drouin, préfet ; Raoul, sous-préfet de Brive ; le procureur de la République, l'ingénieur en chef, qui étaient ici, sont repartis dans la soirée pour Allassac.

Vigeois, 1er septembre, 5 h. 40, s.

Un bataillon du 63e de ligne en garnison à Limoges vient de faire son entrée à Vigeois et former les faisceaux sur la place. Un certain nombre de grévistes assistent à cette opération.

M. Drouin, préfet, le commandant de la gendarmerie, le procureur général de Limoges rentrent de Donzenac, où un entrepreneur, M. Paviotta, parait-il, promis 30 centimes l'heure aux ouvriers qui voudraient travailler. Ils partent pour Uzerche, où un détachement d'infanterie les a déjà précédés hier dans cette ville. Les grévistes ont été dispersés au moment où ils se disposaient à tenir une réunion sur la place. C'est demain la fête du comice agricole à Vigeois.

Allassac, 1er septembre, soir.

M. Raoul, sous-préfet de Brive, est ici. Un détachement d'infanterie vient d'arriver, ainsi qu'à Donzenac et Uzerche.

M. Drouin, préfet, et les autorités sont passés allant à Tulle. Le préfet, qui est en permanence sur le théâtre de la grève, sera de retour ce soir.

St-Germain-les-Belles (Hte-Vienne), 1er sept., s.

Une troupe de grévistes vient de passer, débauchant tous les ouvriers qui travaillent. Le directeur de la grève est un nommé Julien Godet, ancien mécanicien, né à Souillac (Lot). Il s'était déjà mis à la tête d'une grève dans le Lot. Il dit hautement qu'il va recevoir des secours de Paris. ​

Lundi 3 septembre 1888

De notre correspondant particulier :

Limoges, 2 septembre, matin.

Une bande de trois cents grévistes se dirige, ce matin, sur Solignac et Lévigen, localités situées à douze kilomètres de Limoges. Le substitut du procureur général y part.

Le travail a repris en partie à Pierre-Buffière et à Saint-Germain-les-Belles, après le départ des meneurs.

Les journaux de Limoges disent que des tentatives ont été faites auprès des porcelainiers et des cordonniers pour une grève générale. Cette nouvelle n'est pas confirmée.

De notre envoyé spécial :

Vigeois, 2 septembre, 2 heures, soir.

Les soldats arrivés à Vigeois sont cantonnés dans la maison d'école et à la mairie.

Les chantiers sont gardés par des factionnaires.

Aujourd'hui, a lieu le comice agricole.

Les patrouilles parcourent le pays le fusil en bandoulière. Les grévistes se sont dispersés ; il en reste très peu à Vigeois.

De notre correspondant particulier :

Limoges, 2 septembre, 4 heures 15, soir.

Les grévistes, partis à onze heures de Solignac, doivent arriver à Limoges vers quatre heures. Des dispositions ont été prises en vue d'une manifestation. Les membres du parquet, le secrétaire général de la préfecture, MM. Chabrouillaud et Pillault, adjoints au maire de Limoges, attendaient à l'hôtel de ville. Un escadron de dragons et le 2e bataillon du 78e de ligne sont consignés. On dit que les grévistes sont plus de mille.

De notre envoyé spécial :

Vigeois, 2 septembre, soir.

La grève se poursuit toujours dans le plus grand calme. Ce matin, une dizaine d'ouvriers seulement ont travaillé aux chantiers des bords de la Vézère, protégés par des soldats. Dans la soirée, un concert a été donné par la fanfare l'Avenir de Donzenac, venue à l'occasion de la fête du Comice agricole. Quelques maisons étaient pavoisées et illuminées. Dans beaucoup de débits des bals avaient été organisés, et en voyant avec quel entrain quelques-uns prenaient part à la danse, on ne se serait pas douté de la misère qu'a certainement entraînée la grève parmi cette population.

Un petit incident à signaler. Un camelot du brave général ayant offert sa marchandise dans un café a été accueilli par les cris : « À bas Boulanger ! » et s'est vu intimer l'ordre d'aller porter plus loin ses sottises contre le gouvernement.

Les dragons sont toujours sur les chantiers de la Haute-Vienne.

Le 63e d'infanterie est échelonné sur la voie d'Uzerche à Donzenac. ​

Mardi 4 septembre 1888

De notre envoyé spécial :

Vigeois, 3 septembre, matin.

Trois femmes viennent d'être conduites à la mairie, sous l'accusation d'avoir jeté des pierres aux ouvriers restés au travail.

Presque tous les grévistes, qui n'ont pas suivi à Limoges le gros de la troupe, sont réunis sur la place qui est gardée par les soldats.

L'émotion est grande ici.

De notre correspondant particulier :

Limoges, 3 septembre, 2 h. 55, soir.

200 grévistes, arrivés hier au soir, ont remis sans difficultés les dix drapeaux dont ils étaient porteurs.

Ils ont campé sur un terrain vague près de la route de Toulouse. À sept heures, les grévistes ont envoyé six délégués à la municipalité pour demander des secours. Les délégués ont été reçus par le maire et les adjoints, qui ont fait distribuer une livre de pain à tous les grévistes. Ceux-ci ont couché ensuite dans un hangar appartenant à un particulier.

Aujourd'hui, à midi, une nouvelle bande de 150 ouvriers est arrivée.

Les grévistes sont très calmes. Ils circulent par petits groupes au milieu de la population sympathique.

Godet, le meneur de la grève, arrivé hier matin, est reparti dans la soirée pour la Corrèze.

Les grévistes annoncent leur intention de repartir.

De notre envoyé spécial :

Vigeois, 3 septembre, 2 h., soir.

Il est inexact, malgré les affirmations du Petit Journal et du Temps, que les ouvriers aient repris le travail. Ils paraissent, au contraire, bien décidés à continuer la grève. Plusieurs ouvriers, que nous avons interrogés, nous ont déclaré que, s'ils n'obtenaient pas l'augmentation demandée, ils ne reprendraient pas le travail.

Les femmes arrêtées pour avoir jeté des pierres aux ouvriers restés au travail viennent d'être relaxées après un interrogatoire subi à la mairie devant le maire.

Je pars à l'instant de Vigeois pour Uzerche et Limoges, avec notre confrère Thuillier, du Petit Centre.

D'un de nos correspondants particuliers :

Allassac, 3 heure soir.

Le préfet de la Corrèze, parti ce matin de Brive, visite successivement les chantiers de la ligne, en compagnie de M. le sous-préfet ; M. l'ingénieur Guillaume y est aussi. Il visite les travaux à côté de ces messieurs, qui m'ont donné toutes facilités. Au Gaucher, à Allassac, à Estivaux, les chantiers restent abandonnés. La troupe surveille les bandes de grévistes et monte la faction sur les chantiers. Elle a été bien accueillie partout par les habitants, qui sont aujourd'hui rassurés. Les mesures prises sur ces trois lots de construction l'ont été par M. le sous-préfet, suivant l'indication de l'ingénieur Guillaume ; elles paraissent établies de la meilleure façon. Les chantiers sont interdits aux grévistes qui n'établissent pas qu'ils viennent d'être réembauchés. Les ouvertures des souterrains sont gardées et interdites.

Les mêmes mesures, paraît-il, ont été prises sur les autres parties de la ligne à Vigeois et à Uzerche, dont la construction est faite par d'autres ingénieurs.

Le calme semble régner partout. Est-il réel, n'est-il qu'apparent ? Dans tous les cas, la situation se prolonge. Cette grève est étrange. En 48 heures, tous les chantiers ont été débauchés et toutes les mesures possibles prises pour entraver cette marche si rapide eussent échoué par suite des conditions topographiques des lieux escarpés et isolés que traverse la voie.

Hier, une manifestation de 60 femmes, aux cris : « Vive la grève ! » et au chant de la Marseillaise, avec drapeaux et écharpes rouges autour du corps, formée à Allassac, s'est ensuite rendue au Gaucher.

Un charretier, rencontré en dehors des chantiers avec sa charrette par neuf grévistes, a été assailli et fortement contusionné. Les auteurs de cette agression sont connus et recherchés.

Nous comptons sur la fermeté et sur le tact de l'autorité pour prévenir des désastres et sauvegarder tous les intérêts.

De notre correspondant de Donzenac :

Donzenac, 3 septembre, 4 h. 50, soir.

Près de 300 femmes, portant des écharpes rouges et ayant des drapeaux, sont entrées, suivies de 400 grévistes, à Donzenac.

M. le préfet et M. le sous-préfet leur ont intimé l'ordre de ne pas faire de manifestation sur la place. La bande s'est alors dirigée sur Estivaux, aux cris de : « Vive la grève ! » et « Vive le préfet ! »

M. le préfet a conseillé aux grévistes de faire une demande avec l'augmentation qu'ils exigent. Le plus grand calme règne dans la localité.

De notre correspondant particulier :

Vigeois, 3 septembre, soir.

La grève des ouvriers terrassiers qui, d'après certains, devait finir hier, suit son cours sans nouveaux incidents. Elle est maintenant organisée sur des bases qui pourront la faire durer quelque temps. Les ouvriers de chaque lot ont, en effet, choisi deux délégués qui, à leur tour, viennent de mettre à la tête du mouvement un délégué général. M. Julien Godet, plus connu sous le nom du « Parisien ».

J'ai eu aujourd'hui l'occasion de m'entretenir avec ce délégué général que les ouvriers, encore peu habitués au langage de la grève, désignent comme le chef ou le président. Il est peut-être temps de détruire la légende qui s'était formée autour de lui. M. Julien Godet n’est pas, en effet, un avocat ou un agitateur de profession, comme on s'était plu à le dire, mais bien un ancien mécanicien employé à Souillac (Lot), et aujourd'hui terrassier au 10e lot, gagnant 24 centimes l'heure. Il a quitté sa femme et ses enfants depuis quatre jours pour parcourir les diverses localités et réchauffer le zèle des grévistes.

Il peut être âgé de quarante ans, porte la moustache, les grandes bottes des cheminaux et un costume de drap gris. Il adressa une pétition à la commission des quarante-quatre lorsque les travaux du chemin de fer de Cahors à Brive furent ralentis. Il s'exprime très facilement et a déjà dirigé plusieurs grèves. M. Godet pense que la grève durera si les entrepreneurs ne se décident pas à faire des concessions. Quant à lui, il a toujours conseillé le plus grand calme aux ouvriers, qui ont eu jusqu'ici toutes les sympathies de la population et les quêtes qu'ils ont faites à Masseret et Saint-Germain ont suffi à leur faire trois distributions de pain et de fromage tous les jours.

Maintenant, les fonds commencent à baisser, continue M. Godet, et, malheureusement, quelques ouvriers vont manquer du nécessaire. Je vais faire appel au syndicat des terrassiers de Paris, aux journaux socialistes et à tous les travailleurs, qui ne manqueront pas de nous venir en aide.

Avant de le quitter, M. Godet a tenu à protester contre certains journaux, qui faisaient de la grève un mouvement boulangiste. Il s'est mis pour tous renseignements à la disposition de la Dépêche, qu'il connaît, dit-il, depuis longtemps.

L'arrivée de M. Julien Godet à Vigeois, a produit un vif mouvement de curiosité. Les ouvriers ont eu en lui une grande confiance et lui parlent avec déférence. Il a présenté à M. Genet, entrepreneur, le tarif rédigé par les délégués. Les ouvriers réclament 55 à 60 centimes pour les tailleurs de pierre, 50 à 55 pour les charpentiers et forgerons, 40 à 45 pour les mineurs des souterrains, de 30 à 35 pour les terrassiers et mineurs travaillant dehors.

Comme on le voit, ce tarif n'a rien d'exagéré. Malgré cela, M. Genet a refusé de faire aucune concession.

M. Godet, ne pouvant faire une réunion, a fait part aux délégués de la résolution de M. Genet. Il vient de partir à pied pour Estivaux ; il sera demain à Allassac.

Des patrouilles parcourent le pays qui est très calme.

De notre correspondant particulier :

Limoges, 3 septembre, soir.

À la suite d'un ordre du parquet, qui semble disposé à la rigueur, tandis qu'au contraire la préfecture et la municipalité sont animées de sentiments conciliants, quatre grévistes ont été arrêtés, puis remis en liberté à la suite des démarches de la municipalité. À la préfecture, on craignait une émotion vive parmi les travailleurs de Limoges si les arrestations avaient été maintenues.

Un nouveau groupe est arrivé. Un autre est attendu ce soir. Certaines démarches sont faites auprès des cordonniers pour la grève. ​

Mercredi 5 septembre 1888

De notre envoyé spécial :

Vigeois, 4 septembre, 3 h. 30, soir.

Les grévistes continuent à gagner les sympathies. On a vu dans la Dépêche d'hier l'accueil qui leur a été fait à Limoges. Nous entendons aujourd'hui faire leur éloge. De tous les côtés, on vante leur modération et aussi la fermeté avec laquelle ils supportent les privations pour arriver enfin à gagner leur vie. On a beau dire, il faudra que leur état s'améliore. Il y a dans cette grève une question à étudier et un problème à résoudre : n'est-ce pas, en somme, l'argent des contribuables qui est en jeu et ne vaudrait-il pas mieux faire désormais exécuter en régie les travaux d’État ?

On nous rapporte, au sujet des entrepreneurs, des faits qui jettent un singulier jour sur ce système. Ils sont encore contestés. Même en faisant de grands rabais, parfois 50 %, les entrepreneurs arrivent à payer des sommes considérables. Sur qui se rattrapent-ils ? Sur les ouvriers, bien entendu. Plusieurs d'entre eux les traitent même plus que cavalièrement. Il est donc bien certain que, si les ouvriers travaillaient pour le compte de l’État, ce dernier n'y gagnerait certainement pas, mais il n'y perdrait pas beaucoup et il aurait là l'occasion d'améliorer le sort d'une catégorie de travailleurs plus intéressants qu'on veut bien le dire. Nous le répétons, les ouvriers de la ligne de Limoges à Brive viennent de poser le problème. À qui de droit de le résoudre.

De notre envoyé spécial :

Vigeois, 4 septembre, 3 h. 30, soir.

Les ouvriers sont toujours très calmes ; ils attendent, parait-il, des secours de divers côtés. Une quinzaine continuent à travailler. La population voit avec peine que les entrepreneurs refusent de faire aucune concession et l’État n'intervient pas.

Le tambour vient de passer pour la paie de demain. Certains ouvriers pensent que c'est un moyen d'intimidation, car on les avisera que, s'ils ne reprennent pas le travail de suite, ils seront remplacés. Cela ne les émeut pas.

Une bande de grévistes, hommes et femmes, qu'on avait annoncé comme venant d'Estivaux, n'est pas encore arrivée. Julien Godet est dans cette localité.

Un détachement du 63e de ligne campe toujours ici. Le capitaine de gendarmerie vient d arriver.

On nous écrit , de Mareuil (Dordogne) :

La 23e division d'infanterie, appartenant au 12e corps d'armée dont le chef-lieu est à Limoges, qui faisait actuellement des manœuvres de division, du côté de Mareuil, vient de les suspendre à cause de la grève des ouvriers du chemin de fer de Limoges à Brive. ​

Jeudi 6 septembre 1888

De notre correspondant de Vigeois

Vigeois, 5 septembre, 3 h. 50, soir.

Un groupe de femmes, au nombre de 60, venant d'Estivaux, suivant la ligne des travaux du chemin de fer, sont arrivées à Vigeois, drapeau en tête, chantant la Marseillaise. Arrêtées par quatre factionnaires, elles ont répondu : « Nous passerons. Vaincre ou mourir ? » Les factionnaires leur ont livré passage. Elles se sont dirigées chez le maire, toujours en chantant. Le commandant, se trouvant chez le maire, les a fait refouler en donnant des ordres à la gendarmerie pour les empêcher de parcourir la ville. Elles n'ont pas résisté ; elles sont descendues dans un pré. Là, une des femmes a prononcé un discours. Tous les manifestants se sont rendus dans ce pré. Près de 200 personnes y étaient pour entendre le discours. Une quête a été faite pour qu'elles puissent aller dîner. Presque tous les assistants ont donné et surtout tous les ouvriers.

D'un de nos correspondants particuliers :

Vigeois, 5 septembre, 4 h. 40, s.

Cent cinquante ouvriers ont repris le travail ce matin. On espère que les entrepreneurs donneront l'augmentation qui leur a été demandée.

M. le préfet apporte tout son zèle pour que la grève se termine sans accident grave.

De notre correspondant d'Allassac :

Allassac, 5 septembre, 3 h. 30, s.

M. Raoul, sous-préfet de Brive, est en instance à Allassac. Les ouvriers paraissent dans le chantier de ce lot plus tenaces. Quelques attroupements sans conséquence. Tout fait croire que M. le sous-préfet, par son tact, les bons conseils qu'il adresse aux grévistes et les démarches qu'il fait auprès des entrepreneurs, aboutira à de bons résultats.

À la ronde d'Ussac, près Brive, quelques ouvriers reprennent le travail.

À Vigeois, les grévistes restés en arrière du mouvement vers Limoges ont formé deux nouveaux groupes, l'un à Estivaux, l'autre à Allassac. Le chef des grévistes est aujourd'hui à Allassac où les négociations ont lieu entre les grévistes et les entrepreneurs.

Tulle, 5 septembre, soir,

M. Blusson, procureur de la République à Tulle, est parti aujourd'hui, à midi, pour Uzerche, où il était mandé par un télégramme de M. Drouin, préfet de la Corrèze, qui se tient toujours en permanence sur les lieux de la grève.

Allassac, 5 septembre, soir.

Un bataillon du 78e a été appelé télégraphiquement de Limoges. Il viendra renforcer le bataillon du 63e, depuis quelques jours échelonné le long de la ligne d'Uzerche à Donzenac.

Allassac, 5 septembre, 5 h. 30, soir.

Les ouvriers sont calmes. Ils attendent la réponse des entrepreneurs au sujet de l'augmentation des salaires. ​

Vendredi 7 septembre 1888

On nous télégraphie :

Limoges, 6 septembre, 5 h., s.

Le travail a été presque complètement repris sur les chantiers de la Haute-Vienne. Le calme règne partout.

Il n'y a plus à Limoges, que 180 grévistes.

Notre correspondant particulier nous écrit :

Limoges, 5 septembre, 10 h., soir.

Beaucoup de grévistes ont quitté Limoges ; ceux qui restent sont, comme par le passé, d'un calme parfait. Ils sont nourris aux Fourneaux économiques sur les fonds versés au comité de la grève, à la suite des nombreuses et fructueuses collectes faites dans les ateliers de Limoges ; il est pourvu à leur couchage par le soin des habitants du quartier Saint-Lazare et de l'avenue de Toulouse.

On s'accorde à trouver un peu exagérée la mesure prescrivant le retour à Limoges des deux régiments d'infanterie partis aux manœuvres. Mais ce qui a été universellement remarqué, c'est l'attitude du parquet général, absolument affolé. On peut affirmer que, si la municipalité, la préfecture et la police s'étaient prêtées aux désirs de M. l'avocat général, remplaçant le procureur général en congé, de sérieux événements seraient survenus. Malgré les démarches pressantes du préfet, du maire et des adjoints, deux grévistes ont été maintenus en état d'arrestation. Cinq au total avaient été incarcérés. Pour l'honneur de la magistrature, on ne peut redire ici sur quels motifs sont basées ces deux arrestations opérées devant nous sur l'ordre formel de M. Pironneau, avocat général.

Les entrepreneurs des lots situés dans la Haute-Vienne consentent à payer la journée d'hiver sur la prix moyen de dix heures, au lieu de neuf heures de travail effectivement fait.

M. Planteau, député socialiste de la Haute-Vienne, est arrivé. Le Rapide demande ce que font les députés radicaux ; notre boulangiste confrère ne peut cependant ignorer que M. Ranson s'est entremis, dans la journée de lundi, pour modérer le zèle du parquet. ​

Samedi 8 septembre 1888

En réponse aux réclamations des ouvriers, les entrepreneurs des lots 8, 8 (bis), 9, 10 et 11 ont adressé les lettres suivantes à M. le préfet de la Corrèze :

Vigeois, le 5 septembre 1888.

Monsieur le préfet,

Les soussignés, entrepreneurs des lots 8 et 8 bis sur la ligne en construction de Limoges à Brive par Uzerche, après avoir pris connaissance de la concession faite par les entrepreneurs des lots n°s 1, 2,3 et 4 en faveur de leurs ouvriers.

Ont l'honneur de vous exposer qu'ils sont disposés à en faire autant.

Les prix payés aux ouvriers sur les lots 8 et 8 bis sont pour le moins égaux à ceux payés sur les lots précités de la Haute-Vienne. Aussi, comme les entrepreneurs de ces lots, les entrepreneurs soussignés se déclarent-ils dans l'impossibilité absolue de faire consentir à une augmentation ; mais, comme ils le disent ci-dessus, et pour adoucir aux ouvriers  rigueurs de l'hiver, ils déclarent s'engager à payer un minimum de 10 heures de travail pour les plus courtes journées de l'hiver pendant lesquelles on ne payait habituellement que 9 heures.

Ils vous prient d'agréer, monsieur le préfet, l'assurance de leur respectueux dévouement.

GENET, TOURAILLE, PEYRISSAGUET.

Allassac, 6 septembre 1888.

Monsieur le préfet,

À la suite de l'entretien qu'ils ont eu avec vous et avec M. l'ingénieur, après la convocation que vous avez bien voulu leur adresser.

Les soussignés, entrepreneurs des 9e, 10e et 11e lots de la ligne de chemin de fer en construction de Limoges à Brive par Uzerche, ont l'honneur de vous faire connaître que, désirant mettre fin à une grève, qu'ils n'ont pas provoquée, grève préjudiciable aux intérêts de tout le monde.

Ils s'engagent à payer les ouvriers terrassiers et mineurs travaillant au dehors, aux prix de 0 fr. 25 à 0 fr. 32 centimes l'heure.

Et les ouvriers mineurs et boiseurs travaillant dans les souterrains, aux prix de 0 fr. 30 à 0 fr. 35 l'heure.

De plus, dans le but de venir en aide aux ouvriers pendant la période rigoureuse de l'hiver, les entrepreneurs consentent à leur payer dix heures de travail, alors que, généralement, ils ne reçoivent que neuf heures.

Ils vous prient d'agréer, monsieur le préfet, l'assurance de leur respectueux dévouement.

LHÉRITIER, CHAMUEIL ET Ce , ÉMILE ROMERSA.

Nous ignorons encore l'accueil qui a été fait par les ouvriers aux propositions ci-dessus, Sans aucun doute, leurs réclamations étaient supérieures aux concessions faites par les entrepreneurs ; ces dernières constituent néanmoins, pour la catégorie des terrassiers et mineurs dans les tranchées, un léger relèvement de salaire. En outre, elles constituent, pour les catégories d'ouvriers non dénommées, comme aussi pour les terrassiers et mineurs, une augmentation de salaire, par l'engagement pris de leur payer, pendant la période rigoureuse de l'hiver, dix heures de travail, alors que la brièveté du jour ne permet que d'en faire neuf.

On peut dire, en outre, qu'en comparant la situation des ouvriers employés sur les chantiers de la Corrèze avec celle des ouvriers employés sur les chantiers de la Haute-Vienne (ces derniers ont repris le travail), il ne paraît pas y avoir une différence de situation, les uns et les autres étant traités d'une façon uniforme.

Quoi qu'il en soit, nous souhaitons que l'entente s'établisse, et que la grève, pour le moins aussi préjudiciable aux ouvriers qu'aux entrepreneurs, prenne fin.

De notre envoyé spécial :

Allassac, 7 septembre, 4 h. 30, soir.

Un détachement du 20e dragons vient d'arriver. Les citoyens Julien Godet, président du comité de la grève, et Allemane, rédacteur en chef du Parti ouvrier, seront ici aujourd'hui pour tenir une réunion.

Les grévistes partis pour Vigeois ne sont pas encore rentrés.

La situation se tend beaucoup. Il y a eu, ce matin, une échauffourée. Les grévistes du Gaucher et du Saillant, réunis à ceux d'Allassac, sur la place publique, ont dû être dispersés par la force armée. Une femme a été blessée à la main en prenant une baïonnette ; une seconde a reçu une légère égratignure à la poitrine.

Les grévistes se sont ensuite dirigés, au nombre de 600 environ, du côté d'Estivaux et de Vigeois. La ville est toujours occupée par un bataillon du 78e régiment de ligne.

Les entrepreneurs du dixième lot viennent de remettre la lettre ci-dessous à M. Drouin, préfet de la Corrèze, qui va la communiquer aux délégués :

« Allassac, 7 septembre 1888.

» Monsieur le préfet.

» Après les concessions que nous avions faites hier, nous pensions bien sincèrement que la grève aurait été terminée. Nous voyons que les ouvriers n'ont pas compris les concessions que nous leur faisions. En disant que nous paierions les ouvriers terrassiers et mineurs travaillant dans les tranchées aux prix de 25 à 32 centimes l'heure, nous entendions faire un relèvement général de tous les salaires de 2 centimes par heure. Ainsi, l'ouvrier terrassier qui actuellement est payé 26 centimes, gagnera 28 centimes ; celui qui est payé 30 centimes gagnera 32 centimes.

» Voilà, monsieur le préfet, quelles étaient nos véritables intentions, que nous sommes prêts à ratifier sitôt après la reprise du travail.

» Veuillez agréer, etc.

» Les entrepreneurs du 10e lot. »

Dimanche 9 septembre 1888

Nos correspondants de la région du Centre nous adressent journellement des télégrammes des lieux de la grève. Ces télégrammes mettent une moyenne de quatre heures et demie à nous parvenir. Tout en réservant de prendre telles mesures qu'il conviendra, nous tenons, pour le moment, à faire constater à nos lecteurs ces retards inexplicables.

De notre correspondant de Vigeois :

Vigeois, 7 septembre, télégramme déposé à 05 h. 20, s.
— Arrivé à Toulouse, à 10 h.

Une compagnie du 78e de ligne est arrivée ici ce matin à 10 heures. Elle a occupé toutes les routes pour empêcher la rentrée des grévistes qui, au nombre d'environ 1,500, étaient venus en plusieurs groupes d'Estivaux.

À quatre heures, les soldats barrent le passage aux grévistes qui veulent rentrer à Vigeois. Les grévistes se précipitent sur la troupe, passant quand même, et forcent les deux derniers postes avec ardeur. Deux sont légèrement blessés.

La troupe, devant ce résultat, finit par laisser circuler les grévistes.

Une grande agitation règne dans la ville.

Du même correspondant :

Vigeois, 7 septembre, 6 heures 40, soir.

Les deux grévistes blessés sont transportés à l'hôpital. L'un a reçu une blessure sous le sein droit ; l'autre a reçu deux coups de baïonnette à la jambe.

La distribution vient d'être faite sur la place.

De notre correspondant-rédacteur :

Brive, 8 septembre. 1 heure 50.

Mise en liberté des ouvriers arrêtés

Les portes du palais de justice sont ouvertes à 12 heures 30. La salle est comble aussitôt.

On devait juger l'affaire des deux grévistes arrêtés, l'un à Vigeois, l'autre au Gaucher.

Le tribunal ordonne le relaxe des deux ouvriers et remet l'affaire à quinzaine. Le principal témoin de Bernoh est l'entrepreneur Romersa, qui est actuellement en Suisse.

Tout le monde a le ferme espoir que les deux ouvriers seront acquittés.

On télégraphie de Limoges à l'Agence Havas :

Limoges, 8 septembre, soir.

La grève, qu'on croyait terminée, semble entrer dans une phase nouvelle. Les grévistes perdent leur calme sous l'influence de la propagande active de la part des divers éléments socialistes. Des faits graves se sont produits, et des troubles sont à redouter, principalement sur les chantiers de la ligne en construction situés dans le département de la Corrèze.

Une réunion publique a eu lieu avant-hier soir à Limoges, à l'école de dressage, sous la présidence de M. Julien Godet, directeur de la grève.

Un grand nombre d'ouvriers de Limoges étaient présents.

Tout l'intérêt de la séance résidait dans le discours du citoyen Allemane, ancien secrétaire général de la société les Droits de l'homme, un des membres les plus actifs du parti possibiliste. L'allocution de M. Allemane, des plus violentes, a été applaudie à tout rompre.

Dans une réunion publique, qui s'est tenue en plein champ aux environs de Limoges, M. Allemane a cru devoir atténuer les paroles qu'il avait prononcées la veille. Il a dit que, s'il a été chaud dans son improvisation, c'est qu'il avait été indigné de la conduite des entrepreneurs. Il a retiré même les paroles un peu vives qui ont pu lui échapper ; en outre, il se défend de faire de la politique. Le but auquel il tend est l'amélioration du sort des travailleurs. Il est bon d'ajouter que de nombreux ouvriers grévistes se sont plaints de l'attitude du citoyen Allemane, dont l'intervention n'est pas sans faire perdre les sympathies que la masse des grévistes pouvait avoir dans la population.

MM. Allemane et Godet doivent, partir ce matin pour la Corrèze. M. Allemane se propose de faire une conférence à Allassac, où l'agitation est fort vive.

Le préfet de la Corrèze, M. Drouin, réside à Allassac depuis plusieurs jours. On a mis à sa disposition deux compagnies du 1er bataillon et trois compagnies du 2e bataillon du 78e de ligne. D'autre part, le 3e bataillon de ce régiment, en garnison à Guéret, et qui était venu à Limoges rejoindre la portion principale, est reparti pour Guéret. Ces mouvements de troupes sont nécessités par les incidents qui se sont produits sur les chantiers de la Corrèze.

On sait que de nombreux terrassiers avaient abandonné leur travail et s'étaient rendus en bande à Limoges, mais là ils se sont trouvés dans le plus profond dénuement, et ils ont dû revenir dans leurs villages plus misérables qu'à leur départ.

Leurs femmes qui les avaient vus partir avec l'espoir d'obtenir gain de cause ont été très désappointées, et il n'a pas fallu grand chose pour les exciter contre les entrepreneurs et contre les autorités. Ce sont elles maintenant qui veulent envahir les chantiers pour détruire les outils, et qui dans les manifestations marchent en tête.

C'est ce qui est arrivé hier à Vigeois et à Allassac. Une colonne de 1,000 grévistes, précédée de 200 femmes, est entrée à Vigeois par le faubourg Villeneuve. La troupe prévenue a barré le passage et croisé la baïonnette, mais les hommes poussant vivement les femmes une collision sanglante était à craindre.

La troupe a reculé et s'est reformée en ligne, à 200 mètres plus loin. Les grévistes ont marché quand même, et quelques personnes seraient blessées légèrement. Une femme aurait été atteinte au flanc, et une autre femme aurait reçu un coup de sabre à l'occiput. L'effervescence est grande parmi les grévistes, et la troupe s'est retirée de nouveau pour éviter tout évènement grave.

À Allassac, une bande de 500 grévistes, conduite par 40 femmes, s'est rencontrée dans la Grand'Rue avec 20 hommes du 63e de ligne et 15 gendarmes à cheval sous les ordres du préfet de la Corrèze et du sous-préfet de Brive. Six femmes auraient été blessées, dit à ce sujet le Rapide de Limoges. Nous croyons savoir toutefois que les grévistes se seraient dispersés sans effusion de sang. L'émotion est grande dans toute la région et il ne semble pas la présence des citoyens Godet et Allemane soit destinée à calmer les grévistes.

De notre envoyé spécial :

DISCOURS D'ALLEMANE

La journée a été calme. Les grévistes partis, hier, pour Estivaux et Vigeois ont commencé à rentrer à Allassac vers une heure. Les gendarmes à cheval les attendaient à la jonction des routes d'Estivaux et du Saillant.

À deux heures, sont arrivés les citoyens Julien Godet, président du comité de la grève, et Allemane, rédacteur du Parti ouvrier, pour organiser une réunion qui a été tenue dans un pré.

Le citoyen Julien Godet qui a pris la parole le premier, a rendu compte de ce qui s'était passé depuis son départ d'Allassac. Il a présenté les propositions des entrepreneurs portant une augmentation de deux centimes par heure. Elles ont été accueillies par un cri de : « Vive la grève ! »

Le citoyen Godet a ensuite présenté le citoyen Allemane. Ce dernier a reçu une véritable ovation. Son discours très modéré a été souligné par d’unanimes applaudissements. « Il faut, dit-il en substance, que tout le monde sache que la grève d'aujourd’hui n'est pas une agitation politique ; c'est la lutte pour le salaire, pour la vie. N'accusez pas le gouvernement de la République d'en être la cause ; la République est innocente. Le jour où nous aurons enfin la vraie République, il y a des lois qui disparaîtront, on pourra enfin se réunir, se concerter sans être mis en état d'arrestation.

» Il est vrai qu'au lieu de nous envoyer des soldats et des gendarmes, le gouvernement devrait envoyer à ceux qui travaillent sur une de ses lignes des pains de quatre livres. Il est honteux que vous soyez obligés de lutter pour avoir 30 centimes par heure. Mais ne vous découragez pas ; soyez calmes et patients. S'il y a des fonctionnaires indignes de la République, nous saurons tant crier qu'elle finira par nous en débarrasser.

» Je pars ce soir pour Paris ; je vais dire aux camarades de là-bas ce qu'on souffre ici, mais je serai de retour dans trois jours et je vous porterai des secours. Nos amis ne manqueront pas d'organiser des souscriptions. » (Applaudissements prolongés.)

Le citoyen Godet annonce qu'on va constituer à Allassac un comité de secours qui sera chargé de recevoir les souscriptions et de les distribuer.

Ses fonctions de président sont maintenues par acclamations.

Une quête très fructueuse a été faite à la fin de la réunion. La troupe n'étant pas intervenue, les deux mille citoyens qui assistaient à la réunion se sont retirés sans bruit. Nous n'avons pas eu à déplorer les malheureux incidents qui se sont produits hier ici et à Vigeois.

De notre envoyé spécial :

Allassac, 8 septembre, 5 h. 50, soir.

Un rassemblement considérable d'hommes et de femmes, qui s'était formé devant l'école attendant le résultat de l'entrevue du préfet avec le citoyen Godet, vient de se disperser aux cris de : Vive la grève ! Les négociations ont encore échoué.

Le citoyen Allemane vient de repartir pour Paris. Julien Godet doit, lui aussi, quitter Allassac pour se rendre à Limoges.

La grève est générale, mais les ouvriers sont très calmes. Des patrouilles continuent à parcourir le pays. Une collecte faite à l'issue de la réunion du citoyen Allemane a produit 50 fr. Une distribution de secours a eu lieu ce soir. On signale l'arrivée d'agents de la police secrète.

Brive, 8 septembre, soir.

Hier, plusieurs grévistes sont venus à Brive pour faire des quêtes. La population de Brive a donné généreusement à ces malheureux qui sont à la veille de ne plus avoir de pain pour leurs enfants.

Le délégué Busserolle, du 11e lot, a adressé à différentes sociétés de la ville de Brive des lettres pour que des collectes soient faites en faveur des ouvriers grévistes.

C'est aujourd'hui que seront jugés, par le tribunal correctionnel, les deux ouvriers qui avaient été arrêtés, l'un au Gaucher l'autre à Vigeois.

On dit que douze à quinze cents grévistes auraient l'intention de venir faire une manifestation à Brive.

Lundi 10 septembre 1888

Allassac, 9 septembre soir.

Comment et quand finira cette malheureuse grève ? Les ouvriers obtiendront-ils enfin l'augmentation demandée ou au contraire l'agitation de ces jours-ci restera-t-elle sans effet ? telles sont les questions que nous nous posons depuis le 31 août, sans trop oser y répondre. En attendant, les grévistes continuent sans se décourager la lutte commencée. Si, au début, ils étaient disposés à beaucoup de concessions, ils deviennent maintenant intraitables et ne se résoudront certainement à reprendre le travail que s'ils obtiennent complète satisfaction. Faut-il regretter cette dernière détermination ? Nous ne le savons encore, mais il nous semble que, de 29 à 30 centimes, il n'y a pas loin et que les entrepreneurs pourraient bien accepter le minimum demandé.

Nous osons même encore espérer que, sous la pression de l'opinion publique, devenue tout à fait favorable aux ouvriers, ils se résoudront enfin à payer les 30 centimes. Il est toutefois bien évident que les entrepreneurs sont gênés par le rabais considérable qu'ils ont fait ; mais, nous ne saurions trop le répéter, la raison n'est pas suffisante pour laisser pâtir la faim à de nombreuses familles. Si les entrepreneurs ne peuvent remplir les conditions exigées, qu'ils se retirent et que l’État n'hésite pas à faire exécuter en régie les travaux de la ligne du chemin de fer de Limoges à Brive.

Il est donc indispensable que le gouvernement intervienne. Il y a là une trop intéressante question humanitaire. Un homme qui, tout en ayant une nombreuse famille et payant un loyer très élevé, ne gagne qu'une moyenne de 60 fr. par mois, ne peut arriver à la nourriture. Ne laissons pas profiter le parti révolutionnaire de l'exaspération d'aujourd'hui. Les envois de grands renforts de dragons et de gendarmes sont reconnus par tout le monde tout à fait excessifs. On ne mécontente pas seulement la classe ouvrière, mais la population tout entière. Il ne faut pas qu'on puisse supposer que c'est le seul secours dont la République dispose en faveur des malheureux.

FARET.

On lit dans la Patrie :

Des instructions ministérielles ont été envoyées aux préfets de la Haute-Vienne et de la Corrèze au sujet des grèves qui se produisent dans, ces deux départements sous l'influence des meneurs étran gers. Les préfets devront procéder à l'arrestation de ces étrangers aussitôt qu'ils auront acquis une certitude absolue sur le rôle joué par ces individus qui seront immédiatement expulsés du territoire français.

De notre envoyé spécial :

Allassac, 9 septembre, 4 h. 30 soir.

Allassac regorge, ces jours-ci, d'étrangers. C'est très difficilement que je me suis procuré un abri pour la nuit. Plusieurs confrères en sont encore à se demander s'ils ne devront pas rentrer coucher à Brive.

Comme on le voit, si la grève est préjudiciable à certains, elle profite toujours à quelques-uns ; le commerce local n'a donc pas trop à souffrir de cette situation.

Nous rentrons à l'instant avec nos confrères du Temps et du Figaro des chantiers du Gaucher où devait avoir lieu l'entrevue entre les citoyens Julien Godet, les délégués et les entrepreneurs, qui ont proposé un minimum de 29 centimes par heure.

Le citoyen Godet s'est engagé à soumettre cette proposition aux ouvriers, dans une réunion qui aura lieu à trois heures. Il estime, pour sa part, que ces derniers feraient bien d'accepter ces conditions. Le surplus qu'ils auraient obtenu devrait être versé à la caisse de la grève en faveur des ouvriers qui n’auraient pas repris le travail. À onze heures, la réunion était terminée.

L'impression générale est que les conditions des entrepreneurs ne seront pas acceptées. Le préfet et les autorités rentrent aussitôt à Allassac. La pittoresque route que nous suivons est partout encombrée de dragons, de fantassins et de gendarmes.

FARET.

Allassac, 9 septembre, 5 h. 30, soir.

Si la journée a été très calme, il n'en a pas été de même de la nuit. On nous apprend, en effet, qu’un soldat, placé en faction à la Rochette, a tiré deux coups de fusil. Personne n'a été atteint, heureusement.

Depuis ce matin, de nombreux groupes ont stationné sur la place publique d'Allassac. M. Labrousse, député, qui est ici, s'est adressé à plusieurs a tâché de concilier les ouvriers et les entrepreneurs. Ses démarches ont été d'autant mieux accueillies ici, qu’il est le seul représentant de la Corrèze qui ait daigné jusqu'ici s'occuper des intérêts de ces malheureux ouvriers. Si les grévistes arrivent enfin à un résultat, c'est à leur énergie d’abord et aux citoyens Labrousse et Godet ensuite qu’ils le devront.

Mardi 11 septembre 1888

De notre correspondant-rédacteur :

Brive, 9 septembre, 8 h. 30 soir.

Contrairement à notre attente, le bureau télégraphique d'Allassac a été fermé à cinq heures, malgré la grève.

La réunion publique n'a pas eu lieu. Les pourparlers continueront demain. Le citoyen Julien Godet va partir pour Limoges où il doit présider une conférence donnée par M. Planteau, député socialiste de la Haute-Vienne.

Le citoyen Allemane sera demain de retour Allassac.

De notre correspondant de Vigeois :

Vigeois, 10 septembre, 1 h. 30 soir.

Le préfet est arrivé ce matin ici. La réunion a eu lieu avec les entrepreneurs et six délégués de la grève.

Négociations rompues.

De notre envoyé spécial :

Allassac, 10 septembre. 2 h. 55, soir.

La détente qui s'était produite hier ne devait pas être de longue durée. Quelques ouvriers se sont bien présentés ce matin aux chantiers du Gaucher, mais en si petit nombre qu'on n'a pas jugé à propos de reprendre le travail. Aujourd'hui, plusieurs d'entre eux sont venus à Allassac, portant des drapeaux et chantant la Marseillaise. Ils se sont dirigés du coté du Saillant, après avoir fait le tour de la salle, aux cris de : « Vive la grève ! » La situation semble donc se compliquer. Jusqu'ici, nous avions pensé que l'entente serait facile, et que les deux parties y mettraient chacune de leur bonne volonté.

C'est avec le plus grand regret que nous voyons qu'il n'en sera pas ainsi et que l'état de choses actuel risque de durer longtemps au grand détriment de tous. Le minimum de 29 centimes n'est pas certainement tout ce que nous désirions, mais c'est déjà un pas de fait. Pourquoi ne pas l'avoir compris ainsi ? Beaucoup d'ouvriers souffrent énormément de la grève. Si le chômage se prolonge, ils auront pour longtemps — même en obtenant 30 centimes l'heure, qu'ils demandent, — avant d'avoir rattrapé ce qu'ils perdent actuellement. Leur sera-t-il possible, d'ailleurs, de prolonger longtemps la résistance et ne se verront-ils pas obligés de céder tôt ou tard, peut-être même, hélas ! sans augmentation ? C'est ce que nous redoutons qu'il arrive. Donc, pas d'illusions ; malgré les sympathies qu'ils ont, malgré le concours que leur apportera probablement le parti ouvrier de Paris, les secours ne seront jamais assez abondants et tariront bientôt.

Nous croyons donc qu'il y va de leur intérêt, pour ceux du Gaucher du moins, — d'accepter les propositions qui leur sont faites. Ce n'est pas un manque de solidarité que de reprendre le travail dans ces conditions. Ils rendront, au contraire, service à leurs camarades, en diminuant le nombre des familles à secourir.

Que, de leur côté, les entrepreneurs songent que leurs ouvriers vivent très difficilement avec le minime salaire qu'ils reçoivent. Qu'ils se laissent guider en cette circonstance, par la question d'humanité. Ils auraient eux aussi bientôt perdu, par l'intérêt du matériel ou le traitement des employés qu'ils sont obligés de payer malgré la grève, le malheureux centime qui leur est demandé.

Surtout, qu'ils ne conservent aucun souvenir des derniers événements. Que chacun, en un mot, s'emploie de son mieux à mettre fin à cette fausse situation, en taisant toutes les concessions possibles et que tout soit oublié.

De notre envoyé spécial :

Vigeois, 10 septembre.

Le préfet et M. Boissière, commissaire central à Limoges, étaient ce matin à Vigeois, et ce soir à Estivaux. La journée a été très calme dans la localité. Les délégués des grévistes ont rejeté la proposition des entrepreneurs. La grève continue partout.'

Arrestations au Gaucher.

Quatre grévistes viennent d'être arrêtés au Gaucher, sous l'inculpation d'avoir porté atteinte à la liberté du travail.

Voici leurs noms : Bouher, Pradelle, Bardoux et Crouzet. Ils ont été dirigés sur la maison d'arrêt de Brive.

Des dragons et des gendarmes à cheval parcourent le pays.

Bureau de secours d'Allassac.

Les personnes qui désireraient faire des dons en faveur des grévistes doivent les remettre chez M. Mashon, limonadier à Allassac. C'est également à lui que les grévistes doivent s'adresser pour obtenir des secours.

MM. Raoul, sous-préfet de Brive, et Canone, procureur de la République, sont toujours à Allassac.

M. Julien Godet est parti ce matin pour Limoges, où il verra M. Planteau, député.

Tulle, 10 septembre, soir.

L'attitude des grévistes est toujours la même. Le plus grand calme a remplacé l'effervescence des jours précédents, dont les causes sont attribuées à un trop grand déploiement de forces et aux interventions de certains personnages.

Jeudi 13 septembre 1888

Réunion des délégués

Allassac, 11 septembre, soir.

Une réunion des délégués des ouvriers du chemin de fer a eu lieu à quatre heures, au café Mathou. ont repoussé le minimum de 39 centimes proposé par les entrepreneurs du onzième lot, malgré l’avis émis à ce sujet par le citoyen Godet, président du comité de la grève ; Féline, du Cri du Peuple ; Lavauzelle, du Rapide ; Edmond Faret, de la Dépêche, qui y assistaient comme représentants de la presse radicale.

Nous recevons, à la date du 11, copie des lettres adressées, la veille et l'avant-veille, à M. le préfet de la Corrèze, par lesquelles les entrepreneurs faisaient la connaître les prix qu'ils consentaient à payer aux ouvriers. Nous résumons comme il suit :

Entrepreneurs du 11e lot (de Donzenac) : terrassiers et mineurs, de 0,29 à 0,32 l'heure, soit une moyenne de 0,305 l'heure ; —forts manœuvres pour maçonneries, de 0,29 à 0,32 l'heure, soit une moyenne de 0,305 ; — maçons et tailleurs de pierre, de 0,46 à 0,50 l'heure, soit une moyenne de 0,48 ; — charpentiers et forgerons au dehors, de 0,40 à 0,45 l'heure ; — pas de fixation de prix pour les petits manœuvres (mousses), cela dépendant de leur âge et de leur force.

Entrepreneurs du 8e lot (bis) de Vigeois : terrassiers et mineurs travaillant dehors, 0,29 à 0,32 l'heure, soit une moyenne de 0,30 1/2 ; — terrassiers et mineurs travaillant au souterrain, 0,32 à 0,38, soit une moyenne de 0,35 ; — forts manœuvres et maçons, 0,29 à 0,32, moyenne de 0,30 1/2 ; — maçons travaillant dehors, 0,46 à 0,50, moyenne de 0,48 ; — maçons travaillant au souterrain, 0,49 à 0,55, moyenne de 0,52 ; — tailleurs de pierres, 0,48 à 0,52, moyenne de 0,50 ; — petits manœuvres de maçons portant l'oiseau et mousses payés suivant leur âge et leur force.

Entrepreneur du 8e lot (de Vigeois) : terrassiers et mineurs travaillant à ciel ouvert, de 0,29 à 0,32 ; — terrassiers et mineurs travaillant au souterrain, de 0,32 à 0,38 ; — petits manœuvres portant l'oiseau et mousses, de 0,26 à 0,28 ; — forts manœuvres et maçons, de 0,29 à 0,32 ; — maçons et tailleurs de pierres travaillant à ciel ouvert, de 0,47 à 0,49 ; — maçons travaillant dans les souterrains, de 0,49 à 0,55 ; — charpentiers, de 0,45 à 0,50 ; — forgerons, 0,45 ; — piqueurs de moellons têtués à tâche, 6 fr. 50 le mètre carré.

De notre correspondant particulier :

Allassac, 12 septembre.

Une nouvelle entrevue a eu lieu aujourd'hui à une heure entre le citoyen Godet et MM. Roumersat et Perissaguet, entrepreneurs. Ces derniers n'ont pas voulu accepter le minimum de 30 centimes.

Une réunion publique a eu lieu à deux heures. Le citoyen Godet a exposé aux grévistes dans le pré Bounaix les résultats de son entrevue.

Le citoyen Féline, du Cri du Peuple, a pris ensuite la parole et a engagé les ouvriers à continuer la lutte avec calme, mais aussi avec énergie. MM. Féline et Allemane ont été très applaudis. Les cinq cents ouvriers présents ont décidé la continuation de la grève.

Des réunions au profit des grévistes auront probablement lieu vendredi à Tulle, samedi à Brive et dimanche à Limoges, avec le concours des citoyens Godet, Allemane et Féline.

Dimanche 23 septembre 1888

Bagarre. — Arrestations.

Allassac, 2 h. 25, soir.

La grève, déjà terminée à Vigeois et Uzerche, se poursuit de plus belle à Estivaux, le Saillant et Allassac. Les ouvriers d'Estivaux et du Saillant sont même arrivés aujourd'hui dans cette dernière localité et en bande, dans l'intention sans doute de tenir leur réunion habituelle dans le pré Bounaix, et peut-être aussi de débaucher les camarades qui avaient repris le travail.

Mal leur en pris, car l'entrée du village étant gardée par les dragons et un piquet d'infanterie, ils ont dû piteusement battre en retraite, et, nous avons le regret de le dire, dans cette circonstance, les autorités ont complètement manqué de sang-froid.

Les arrestations pour port de bijouterie inquiétante ont failli se renouveler aujourd'hui. Devant nous, une femme était emmenée par un brigadier de gendarmerie, sous le prétexte de conversation supposée injurieuse, et allait peut-être se voir condamner.

Aurait-on invoqué l'atteinte portée à la liberté du travail ? Nous ne voulons pas le supposer, puisque, hâtons-nous de le dire, sur notre témoignage, l'honorable capitaine de gendarmerie n'a pas hésité à la faire relâcher. Quelques minutes auparavant, un jeune homme était arrêté sur la route pour avoir dit dans une conversation qu'il avait fait comme ses camarades. Nous espérons que cette arrestation, n'était qu'une mesure de précaution et qu'elle ne sera pas maintenue. Un autre a été renversé par le cheval d'un dragon ; il s'est heureusement relevé sans blessures.

N'eût-il pas mieux valu laisser circuler les grévistes, s'ils voulaient se promener, et les laisser pérorer s'ils avaient envie de tenir leur réunion, sauf à protéger un peu mieux ces ouvriers qui ont repris leur travail ? Nous pensons que si.

Pour notre part, contre eux, les menaces ne réussiront pas. Au reste, le gouvernement de la République ne saurait les employer sans se discréditer. Que ceux qui le représentent ici ne l'oublient pas, et surtout monsieur le délégué du ministre, qui a seul manqué de tact aujourd'hui. Le commissaire central finirait par nous faire croire que le gouvernement eût bien mieux fait de choisir quelqu'un qui ne crût pas être dans son rôle, en opérant beaucoup d'arrestations et en rudoyant un peu les grévistes.

Décidément, ce qui vient de se passer n'est pas fait pour un homme qui est délégué du ministre dans toutes les grèves.

Tribunal correctionnel

Brive, 22 septembre. soir.

Audience du 22 septembre. — Présidence de M. Quercy ; ministère public, M. Le Huéron-Kérisel.

On a à juger une série de grévistes, dont la plupart font défaut.

Ramade est inculpé d'outrages envers M. Boissière, commissaire central, envoyé régulièrement en fonctions sur les lieux de la grève. Il a 45 ans et est père de trois enfants. Il a déjà son actif deux condamnations dont une pour vol.

Me Meyjuron présente la défense de Ramade, et, en quelques paroles bien senties, rappelle les graves conséquences qu'entraîne la grève et combien d'individus qui, au lieu de calmer l'ouvrier, l'excitent.

M. Schueron applaudit au langage de M. Meyjuron, et il dit qu'il aurait été très heureux que quelqu'un eût apporté ces bonnes paroles aux grévistes ; l'entente aurait ainsi pu se faire, et on aurait évité les conflits qui se produisent chaque jour et qui peuvent encore se reproduire.

L'auditoire très nombreux est ému.

Le tribunal, tenant compte de ses aveux, condamne Ramade à 1 mois de prison.

Henri Vergogne, ouvrier terrassier, inculpé d'atteinte à la liberté du travail, est condamné par défaut, à six mois de prison ; Laurenceau, à 15 jours, pour le même délit.

Joannes Rodes, qui comparaissait pour la même délit, a été acquitté.

Allassac, 22 septembre, soir.

Des entrepreneurs de la Meuse viennent d'arriver à Allassac pour embaucher des ouvriers ; plusieurs se disposent déjà à partir.

Allassac. 22 septembre, soir.

Les entrepreneurs du Gaucher, venant d'accepter les conditions de 29 à 32 centimes, nous engageons vivement tous les ouvriers de ce lot à reprendre le travail. Il ne restera en grève que les chantiers d'Uzerche, Estivaux, le Saillant et Allassac.

M. de Lasteyrie, maire de cette dernière localité, qu'on n'avait pas vu jusqu ici, est intervenu aujourd'hui. Attendait-il que tout fût terminé aux Allemans ? Il est parti à onze heures pour Limoges. MM. Féline et Godet sont restés pour l'organisation d'une réunion. Si on obtient enfin une solution heureuse, c'est à MM. Raoul, sous-préfet de Brive ; Canonne, procureur de la République ; aux délégués et aux représentants de la presse qu'on le devra. Tous se sont employés de leur mieux à faire cesser un état de choses tout à fait préjudiciable et ont engagé les entrepreneurs à faire des concessions.

Mercredi 10 octobre 1888

DISSOLUTION DU COMITÉ CENTRAL

Le comité central de la grève, d'après une décision prise en présence du citoyen Godet, et considérant sa mission comme terminée, donne avis qu'il est dissous à compter du 6 octobre.

Un comité fondé de pouvoir aura son siège chez M. Guillaume, cafetier à Allassac.

Vu l'accueil sympathique et l'empressement avec lequel les habitants de la ville de Limoges ont mis pour venir en aide aux grévistes, pendant leur séjour à Limoges, nous les remercions sincèrement et les prions de croire à toute notre reconnaissance.

Tous nos remerciements à la presse, qui n'a jamais cessé de se prodiguer pour nous. Nous en gardons un profond souvenir.

Pour le Comité, BUCHENAUD.

Jeudi 18 octobre 1888

Tulle, 17 octobre, soir.

Nous recevons d'Estivaux des nouvelles tout à fait satisfaisantes au sujet de la grève.

Dans le neuvième lot, tous les ouvriers ont paraît-il, repris le travail.

La paye a eu lieu dimanche ; malgré que M. Lhéritier n'ait pas voulu signer d'engagement, il a très bien tenu les promesses qu'il avait faites.

Les mineurs des souterrains ont reçu 35 centimes de l'heure, ceux du dehors de 28 à 33 centimes.

Enfin tous les grévistes ayant été réembauchés sans distinction, tout le monde paraît satisfait.

Les troupes stationnant sur les divers chantiers de la Corrèze vont gagner leurs garnisons respectives. Un bataillon du 14e de ligne qui se disposait à aller remplacer les compagnies rentrées à Brive a reçu en route l'ordre de rétrograder. Ces troupes sont rentrées hier dans leurs casernes.

RÉFÉRENCES