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LA CATASTROPHE DE MELUN DU 4 JUILLET 1913

BÂTIMENT VOYAGEURS
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LIGNE 830 PARIS-GARE DE LYON - MARSEILLE-SAINT-CHARLES • PK 44 • LIGNE 746 CORBEIL-ESSONNES - MONTEREAU • PK 56
 
MELUN (77) • 48° 31' 39" N, 02° 39' 18" E
 

> “ Le Temps ” du jeudi 6 novembre 1913 (*)

LA CATASTROPHE DE MELUN
(De nos envoyés spéciaux)

Le rapide n° 2 de Marseille prend en écharpe à Melun le train-poste 11. — Un incendie consume les voitures brisées. — Des cadavres sous les décombres.

“ Une effroyable catastrophe s'est produite hier soir sur la ligne de Paris-Lyon, à l'entrée de la gare de Melun. Le rapide n° 2, venant de Marseille, est entré en collision avec le train-poste 11. Ce dernier exclusivement affecté au service postal, ne figure pas sur l'indicateur.

Trois wagons de ce train et un wagon du rapide ont été complètement brisés. Un incendie qui s'est déclaré aussitôt est venu achever l'œuvre de destruction et de mort. Des cadavres carbonisés ont été retirés des débris fumants. Le nombre des morts n'a pu encore être établi. Mais tout fait craindre qu'il ne soit élevé.

Le train 11, qui comprenait sept wagons, dans lesquels avaient pris place une centaine d'employés des postes ambulantes, avait quitté Paris à l'heure habituelle, 8 h. 40. Ce convoi, qui ne dessert que les grandes villes, marche d'ordinaire à une allure de 80 à 100 kilomètres à l'heure, et passe à la gare de Melun, sans s'arrêter, à 9 h. 20. À une centaine de mètres de la gare, le train-poste, qui arrive à Melun par la ligne de Corbeil, est aiguillé sur une voie transversale. À cette même heure passe, venant en sens inverse, le rapide n° 2, qui part de Marseille à neuf heures du matin et arrive à Paris à 10 h. 1 du soir. Ce dernier train venait de franchir la gare de Melun en trombe quand un bruit épouvantable se fit entendre, semant la terreur parmi les employés et les personnes présentes sur les quais.

Le rapide de Marseille avait pris en écharpe le train-poste dont la locomotive et les trois premiers wagons venaient de s'engager sur la voie transversale. La lourde machine du rapide rejeta sur le côté, après les avoir brisés, les trois wagons postaux, puis, entraînée par la vitesse, elle escalada les débris, et sortant des rails, se cabra. L'avant de la locomotive se soulevait, tandis que les roues d'arrière enfonçaient dans le ballast et le monstre restait debout, au-dessus du sinistre chaos qu'il venait de provoquer : des fers brisés où tordus, des voitures broyées, d'où s'élevaient des gémissements et des clameurs d'effroi.

Les trois fourgons à bagages qui se trouvaient en tête du train n° 2 étaient entièrement brisés, un wagon-poste qui suivait avait été rejeté sur la voie latérale, la voiture suivante, un wagon de seconde classe, était littéralement écrasée ; il était complet, tous les voyageurs qui s'y trouvaient ont été tués ou blessés. Le deuxième wagon de seconde classe a été coincé contre le premier, les victimes y ont été également nombreuses ; par contre, dans la troisième voiture, il n'y a pas un seul blessé.

Les voyageurs qui se trouvaient dans la voiture suivante — un wagon de 1re classe ont eu l'impression que le mécanicien avait bloqué ses freins pour éviter un obstacle placé sur la voie, mais aucun d'eux ne crut à un accident, tant la secousse fut peu violente.

Pour comble d'horreur, l'incendie se déclarait au milieu des débris où des malheureux se tordaient dans des souffrances atroces, appelant désespérément au secours.

Les premiers sauveteurs accourus eurent sous les yeux un spectacle angoissant. Des voyageurs affolés couraient le long des voies, levant les bras au ciel et poussant des cris d'effroi, tandis que là-bas, au-dessus des décombres, les flammes grandissaient, éclairant d'une lueur sinistre la scène de désolation.

Le sauvetage

Cependant, le premier moment d'émoi passé, les secours s'organisèrent rapidement. Les postiers restés indemnes et de nombreux voyageurs du rapide, parmi lesquels se trouvaient le docteur Bordas, directeur du service des fraudes au ministère des finances, et M. Mazoyer, directeur de l'exploitation postale, s'empressèrent les premiers pour dégager les victimes.

Le docteur Bordas qui était au nombre des voyageurs du train tamponné, revenait de Dijon où il était allé faire passer des examens à la faculté de médecine. Il nous a dit :

Nous allions à une allure d'au moins 100 kilomètres à l'heure quand la catastrophe s'est produite. J'étais dans un des wagons d'arrière ; c'est ce qui explique que j'aie relativement peu ressenti le choc. Il faisait un brouillard affreux, et il n'est donc pas étonnant qu'à la vitesse où nous filions le mécanicien n'ait pas vu ou ait mal vu les signaux.

Il convient de signaler que le professeur Bordas, à lui seul, a sauvé trois postiers enfouis sous les débris de leur wagon renversé et en grand danger d'être brûlés vifs.

Le docteur Grandclément, maire de Villeurbanne, qui a également échappé par miracle à la catastrophe, a donné aux blessés des soins empressés.

Tout le personnel médical de l'hôpital de Melun est là avec les docteurs Sineray et Signier, chirurgiens de l'hôpital, le docteur Masirinier, médecin en chef, et tous les médecins adjoints.

À la tragique horreur du spectacle s'ajoutait, pour les sauveteurs, la crainte de voir s'enflammer un réservoir de gaz qui se trouvait à quelques mètres de là. Les pompiers, qui étaient arrivés presque aussitôt, conjurèrent bientôt tout danger de ce côté et, aidés des employés de la compagnie, attaquèrent l'incendie qui consumait les débris et rendait les opérations de sauvetage presque impossibles.

Sur les lieux de la catastrophe

Dès que la nouvelle de la catastrophe s'est répandue à Paris, nous nous sommes rendu à Melun.

Le spectacle est tragique. À la lueur des torches qui vont et viennent dans la nuit on aperçoit un chaos fantastique, un amoncellement indescriptible de wagons éventrés, de rails tordus. La locomotive se dresse, cabrée, et domine cet enchevêtrement de choses brisées. De ses flancs sortent des grondements intermittents, des jets de vapeur qui sifflent comme des plaintes et auxquels répondent des cris, des appels angoissés qui viennent des entrailles de ce chaos. Une foule affolée va et vient, court, s'empresse dans le ballast défoncé, labouré…

L'attention des sauveteurs semble se concentrer sur un point. Nous approchons et l'on nous explique qu'on s'efforce de délivrer une femme prise sous un amas de décombres dont le plus gros morceau est constitué par le tender de la locomotive du train tamponneur, qui pèse déjà à lui seul vingt-sept tonnes. Cette malheureuse femme a été trouvée dès l'organisation des premiers secours.

Ses appels furent entendus par hasard par un officier. Celui-ci s'est glissé avec un projecteur sous le tender, et ayant distingué une face pâle, une femme aux traits décomposés, il lui a demandé :

— Vous souffrez ?

— Oh ! oui, je souffre atrocement. Qu'on me délivre vite. Je vous en supplie !

— Courage, madame, courage, lui a répondu l'officier, on vient à votre aide…

Pompiers et soldats s'empressent de ce côté. Ils font des efforts désespérés pour arracher les débris qui les arrêtent ; ils secouent les plaques de métal au risque de faire s'écrouler sur eux des monceaux de décombres. Mais ils n'avancent pas vite. Ils découvrent successivement trois cadavres qu'il faut emporter. Pendant ce temps la malheureuse femme appelle désespérément « Sauvez-moi, je brûle ! ». En effet tout autour d'elle l'incendie s'avance.

On s'efforce de la rassurer. On lui demande son nom et si elle veut faire prévenir quelqu'un. Elle parvient à dire qu'elle se nomme Mme Amic, qu'elle est originaire d'Avignon et que sa famille habite à Lyon, avenue de Saxe, 293. Elle demande instamment des nouvelles de son mari qui voyageait avec elle. On ne peut lui répondre, car le capitaine Amic est au nombre des victimes.

À un certain moment elle demande par grâce que les médecins lui coupent les cheveux, car elle souffre, dit-elle, atrocement de la tête, en raison de la position dans laquelle elle est obligée de la tenir.

Sitôt qu'on s'écartait la malheureuse recommençait à pousser des cris déchirants. Plusieurs personnes sont restées près d'elle pendant des heures, l'exhortant, s'efforçant de la rassurer sur son sort, lui affirmant qu'elle allait être délivrée d'un moment à l'autre. Mais les travaux de déblayement se sont poursuivis toute la nuit.

Après être restée 8 heures 1/2 dans cette atroce position sans avoir à aucun moment perdu connaissance, là malheureuse a expiré à 5 heures 10. Les souffrances lui arrachaient par instants des cris qui dominaient le tumulte de la catastrophe : « Achevez-moi ! Achevez-moi ! » criait-elle aux médecins.

Quelque peu calmée par des piqûres de morphine que lui fit le docteur Sicard, médecin de la compagnie, elle eut le courage de remettre aux personnes qui l'entouraient les bijoux qu'elle tenait à léguer à sa mère. Tous les assistants pleuraient.

Son corps a été transporté à la morgue de l'hôpital de Melun où se trouvaient déjà les cadavres d'autres personnes retirés des débris de wagon.

Parmi les morts figure M. Paturel, âgé de cinquante ans, directeur d'une maison de commerce de Lyon. M. Paturel était accompagné de son fils, qui est sain et sauf. Tous deux venaient à Paris pour signer un contrat de mariage.

La visite du ministre du commerce

Le ministre du commerce M. Massé est arrivé sur le lieu de la catastrophe en automobile à deux heures du matin. Il a donné ses encouragements aux sauveteurs, puis s'est rendu à l'hôpital de Melun, où il a visité, avec les docteurs, les blessés. Tous ont des brûlures des membres et portent de profondes plaies à la tête. Leur visage est bleui, cyanosé, encore sous le coup de l'épouvante. Les malheureux ne cessent de gémir et de s'inquiéter des parents qu'ils ont pu laisser dans la catastrophe.

De son côté, dès qu'il a eu connaissance de la douloureuse nouvelle. M. Joseph Thierry, ministre des travaux publics, qui est actuellement souffrant, ainsi que nous le disons d'autre part, a délégué sur les lieux pour le représenter M. Fontaneilles, directeur des chemins de fer, le directeur du contrôle du P.-L.-M., ainsi que les deux ingénieurs en chef du contrôle.

Les postiers ambulants

Les wagons chargés des correspondances à destination de Pontarlier, du Mont-Cenis et de Besançon, furent réduits en-miettes.

Quelques casiers des postes, épargnés comme par miracle, apparaissent au milieu de la ferraille tordue. On peut y voir des affiches de service, un calendrier ; une lettre est restée dans un angle.

Les pompiers noient les décombres. Courageusement les soldats, s'empressent pour dégager les blessés et les morts qui, croit-on, sont encore nombreux.

On estime, parmi les commis des postes, que deux équipes d'ambulants, soit une vingtaine d'hommes, sont encore sous les débris du train. Si ces tristes prévisions étaient exactes, il y aurait près de quarante morts.

Un des commis qui se trouvaient dans le train postal, M. Prou, était occupé, lorsque le choc se produisit, au tri du courrier.

C'est tout secoué encore par une vision d'horreur qu'il nous fait le récit suivant de la catastrophe à laquelle il a échappé sans blessure.

Notre train, parti de Paris un peu avant 9 heures, se composait de huit wagons. C'était un convoi exclusivement postal ; vingt employés se trouvaient de service.

Près de la gare de Melun, on avait un peu ralenti la marche, et nous marchions à environ quarante à l'heure.

J'allais me coucher lorsque notre wagon fut effroyablement fracassé, et je fus jeté vers une portière.

Notre wagon fut rejeté hors des rails et s'inclina un moment, mais je ne tombai point. Je me trouvai, sans savoir comment, sur le quai de la voie montante. Les gens s'enfuyaient dans toutes les directions. Presque devant moi, à cinquante mètres près du lieu du sinistre, je vis un homme rester sans mouvement, étendu parmi les débris des wagons en flammes.

J'ai ensuite entendu deux explosions. Le wagon-allège, chargé du courrier, pour Marseille, l'Algérie, la Tunisie et l'Extrême-Orient, était engagé complètement sous la machine. Il a flambé le premier. Je crois qu'une vingtaine de mes camarades doivent être tués.

Arrestation du mécanicien du rapide

Les premiers résultats de la double enquête judiciaire et technique auraient établi que la responsabilité de la catastrophe incomberait au mécanicien Henri Dumaine, du rapide. Le procureur de la République l'avait fait conduire dans un local de la gare où on avait amené également le chauffeur Nicole, qui se trouvait sur la même locomotive. De l'enquête faite jusqu'ici, il paraîtrait que les signaux destinés à prévenir ce train qu'il devait stopper pour laisser libre passage au train-poste, étaient fermés.

Interrogé, le mécanicien proteste contre l’arrestation dont il pourrait être l'objet.

Je prétends, a-t-il dit, avoir fait tout mon devoir. À l'aiguillage, que je dois franchir les signaux m'indiquaient que la voie était libre, et si je n'ai pas stoppé, c'est parce que ces signaux m'indiquaient le « passage libre ».

Lorsque j'ai vu arriver à toute vapeur le rapide de Marseille et que j'ai entendu son coup de sifflet, je n'y ai plus rien compris… J'ai voulu renverser ma vapeur, mais il était trop tard. Le choc effroyable se produisit… Les wagons qui se trouvaient derrière moi ont été pris en écharpe par le train n° 2. Ma machine a été renversée ; j'ai été pris sous ses débris, mon chauffeur également. Comme vous le voyez, je suis moi-même couvert de blessures; j'ai les reins très abîmés, les jambes couvertes de coupures et d'ecchymoses, le visage tailladé… En tout cas. je le répète, j'ai le sentiment d'avoir fait tout mon devoir.

À la gare de Lyon

De nombreuses personnes attendaient à la gare de Lyon l'arrivée du rapide de Marseille. À leur arrivée, elles étaient informées que le train avait un retard considérable. Cependant les employés allaient et venaient, inquiets, se communiquant tout bas les nouvelles. Bientôt ceux qui attendaient quelque parent ou des amis furent pris d'une douloureuse anxiété. Le mot de « catastrophe » était prononcé. On parlait de nombreuses victimes. L'anxiété grandissait de moment en moment avec l'impatience ; on se précipitait vers les bureaux des chefs de gare ; on demandait des renseignements aux employés, qui répondaient qu'il y avait eu un accident à Melun et que les communications étaient totalement interrompues.

Enfin à minuit cinquante, la Compagnie P.-L.-M. a fait afficher dans la gare de Paris la note suivante :

Le train n° 11 (poste) partant de Paris à vingt heures quarante, est entré en collision a Melun avec le rapide n° 2 arrivant à Paris à vingt-deux heures une.

Il y a des blessés, nous n'en connaissons pas le nombre.

On ignore, en ce moment, l'heure à laquelle les voyageurs du train 2 et des trains suivants arriveront à Paris.

Un train entre à deux heures en gare. Ce n'est pas le train de secours qu'on attendait ; c'est un convoi qui vient de Genève et qui arrive par une voie détournée avec trois heures de retard.

Voici à 4 h. 15 le rapide Côte-d'Azur, qui a dû, lui aussi, emprunter une voie détournée. Successivement, des avis annoncent l'arrivée d'un train de secours formé à Corbeil et ramenant les blessés du train n° 2 à 1 h. 19. D'autres trains arrivent à 1 h. 34, à 2 h. 20 et 3 h. 1/2.

Le train qui ramène les victimes entre en gare exactement à 4 h. 1/2. Les voyageurs qui n'ont été que légèrement blessés, se trouvent pour la plupart dans les wagons de queue du train. Ils sont aussitôt entourés par des amis qui les félicitent et auxquels ils racontent leurs poignantes impressions.

Le récit de M. Henry Bernstein

M. Henry Berstein, revenant d'un voyage sur la Cote-d'Azur, se trouvait dans le rapide qui, devant arriver en gare de Lyon à 10 h. 15, suivait à un quart d'heure le train sinistré. Il a bien voulu nous faire les déclarations suivantes :

« À la nouvelle de la catastrophe qui fut bientôt connue, nous a-t-il dit, je descendis du rapide et pris à Fontainebleau une automobile qui me conduisit à Melun. Je m'offris, comme tout homme eût fait dans ces douloureuses circonstances, à seconder les efforts des sauveteurs, mais on me répondit que les blessés étaient déjà, pour la plupart, dirigés sur Paris. On n'eut pas même besoin d'utiliser l'automobile que je mis à la disposition des blessés pour hâter leur transfert. C'est là que s'est borné le rôle qu'on m'a prêté avec trop de hâte. Je revins à Paris, et pris à la gare de Lyon mon secrétaire qui m'attendait fort inquiet, me croyant dans le train sinistré. »

M. Herriot n'était pas dans le train

Les amis de M. Herriot étaient très inquiets, à Paris, sur son sort, car on assurait que le sénateur du Rhône avait pris le train tamponné. Ceux qui étaient allés aux informations cette nuit à la gare de Lyon avaient même entendu dire par des voyageurs sortis sains et saufs de la catastrophe que le « maire de Lyon avait été vu à Lyon, sur le quai de la gare ».

Comme on était sans nouvelles du maire de Lyon aussi bien à l'hôtel où celui-ci réside pendant ses séjours à Paris qu'au congrès des maires, qui s'est ouvert ce matin, et où M. Herriot était attendu, nous avons demandé des renseignements à Lyon.

La rédaction du Progrès nous a répondu par dépêche :

« II y avait séance du conseil municipal hier soir. Elle était présidée par M. Herriot. Celui-ci n'est donc parti que dans la nuit à une heure ou deux heures. »

À Marseille

La catastrophe, qui fut connue à Marseille dans la nuit, y a produit une vive émotion et, ce matin, dès leur apparition, les journaux étaient littéralement enlevés.

Le rapide n° 2, qui se forme en gare de Marseille, avait pris à son départ environ 150 voyageurs allant à Paris ; 50 étaient en première classe et une centaine en deuxième.

Parmi ces voyageurs se trouvaient de nombreux Anglais et deux Hollandais arrivés hier matin à Marseille par le vapeur hollandais Willis, courrier des Indes néerlandaises, et qui avaient préféré continuer leur voyage sur Londres et Rotterdam par la voie ferrée. En outre, de rapide n° 2 avait pris à Tarascon 80 voyageurs venant du réseau du Midi.  ”

MELUN EN 1904
 
MELUN EN 1904
 

> “ Le Temps ” du vendredi 7 novembre 1913 (*)

LA CATASTROPHE DE MELUN

“ La catastrophe de Melun a eu les terribles conséquences que nous faisions prévoir hier. Ce matin en effet on estime que le nombre des morts s'élèverait à trente-neuf ou quarante. Trente-six cadavres avaient été, à 10 heures, recueillis ou reconstitués à l'hôpital; c'est le seul chiffre officiel communiqué ; mais sous le tender de la locomotive, qui est resté sur la voie, il y a d'autres corps, trois, quatre peut-être. Ajoutons qu'il est très difficile de reconstituer certains cadavres avec les débris que l'on découvre au cours du déblayement.

On a donc procédé par évaluation pour connaître le nombre des victimes ; il faut attendre pour être définitivement fixé. Et même le sera-t-on jamais ?

Sur la voie tragique

Nous avons dit hier avec quel courage les ingénieurs et agents de la Cie P.-L.-M. et les soldats de la garnison de Melun s'étaient efforcés, sans prendre un instant de repos, de rechercher sous les décombres les derniers cadavres. La nuit n'a pas interrompu leurs efforts. Éclairés par des projecteurs à acétylène, ils ont poursuivi leur lugubre besogne.

À cinq heures du soir, une grue de 50 tonnes, venue du dépôt de Dijon, est mise en action. On va pouvoir enfin, grâce à ce puissant engin, soulever le tender de la locomotive du train tamponneur qui écrasé encore des cadavres, parmi lesquels celui de Mme Amic.

M. Pourquery de Boisseirin, arrivé au début de la soirée, suit les travaux de sauvetage en proie à une émotion qu'il ne peut contenir. Le député d'Avignon est lié depuis longtemps avec la famille Mme Amic. Comme on lui demande si la malheureuse jeune femme était sa parente, il répond :

— Pas parente, non ; mais je l'aimais comme ma propre fille.

Cependant la grue puissante agit. Le tender se soulève peu à peu. On va enfin savoir. Avec d'infinies précautions — l'équilibre de l'énorme masse semblant instable — des soldats et des ouvriers se glissent sous le tender. Mais pour pouvoir sortir les corps, il faut d'abord les dégager de l'enchevêtrement de ferrailles qui les retient prisonniers. Les minutes s'écoulent, lentes et angoissantes. Un cri s'élève :

— Une civière, vite !

C'est un soldat qui vient de dégager le cadavre affreusement mutilé d'un homme dont le corps est en partie calciné et dont le visage disparaît sous le sang coagulé.

Maintenant les lugubres découvertes se succèdent. Voici un nouveau corps ; cadavre d'une femme, croit-on. Comment savoir ? Le tronc est broyé, le visage et les membres calcinés ; une jambe manque.

On réussit enfin à arracher à l'énorme masse le corps de Mme Amic que l'on place sur une civière. Le tronc de la jeune femme est nu ; M. Pourquery de Boisserin, qui ne cherche plus à retenir ses larmes, recouvre le cadavre de son pardessus. On se rend compte mieux encore maintenant de l'incroyable courage montré par Mme Amic pendant les neuf heures que durèrent les tentatives de sauvetage. Son corps porte une plaie profonde à l'épaule gauche, un trou à la hanche droite. Les jambes sont en partie brûlées et le pied gauche a été sectionné.

On retire des débris, entre sept et dix heures du soir, sept cadavres dont six sont méconnaissables. À dix heures, en raison des dangers que présentent les recherches dans l'obscurité profonde, les ingénieurs de la compagnie, d'accord avec les autorités, décident d'interrompre les travaux jusqu'à ce matin.

Les victimes identifiées — Les disparus

Aucune nouvelle identification n'a eu lieu à l'hôpital de Melun durant la nuit et la matinée d'aujourd'hui. La liste des morts reconnus reste donc telle que nous l'avons publiée hier soir, et comprend les noms suivants :

Postiers. — Vidal, Salaman, Lambinet, Vacheresse, Valion, Regnault, Reliaud, Astruc, Ferrier, Clavel, Gros, Commès.

Voyageurs. — Capitaine et Mme Amic, capitaine Dumas.

Soit quinze cadavres reconnus. Il en reste donc, à l'hôpital seulement, vingt et un à reconnaître.

Parmi ces vingt et un cadavres, retrouvera-t-on ceux de voyageurs signalés comme disparus ?

Nous avons annoncé hier que le professeur Jaboulay, de la faculté de médecine de Lyon ; le médecin inspecteur Nimier, du service de santé militaire de Lyon ; le docteur Grandclément, maire de Villeurbanne, le docteur Perret, maire de Voiron, et M. Vial, adjoint au maire de Lyon, se trouvaient dans le rapide de Marseille.

MM. Nimier, Grandclément, Perret et Vial sont sortis indemnes de la catastrophe.

Le professeur Jaboulay

Malheureusement, il est maintenant à peu près certain qu'il n'en est pas de même du professeur Jaboulay, dont on est toujours sans nouvelles. Tout porte à croire que ses restes se trouvent parmi les débris que le tender recouvrait encore ce matin.

M. Petel, professeur agrégé, s'est rendu hier à Melun ; il est délégué par le doyen et par les professeurs de la faculté de médecine de Lyon pour rechercher et identifier le cadavre du professeur Jaboulay.

Le professeur Jaboulay était né à Saint-Genis-Laval, le 3 juillet 1860.

Sa carrière médicale fut des plus brillantes. Prosecteur à la faculté le 1er avril 1884, chef des travaux d'anatomie le 1er novembre 1886, à vingt-six ans ; chirurgien des hôpitaux en 1896 ; professeur de clinique chirurgicale le 15 mars 1902, il se distingua, dès ses débuts, par d'audacieuses recherches de chirurgie abdominale, viscérale et nerveuse, et imagina un grand nombre de procédés qui portent son nom et qui sont connus dans le monde entier. Sa célérité et sa sûreté opératoires étaient réputées.

Le juge de paix de Charenton et Mme Bernard

Des papiers trouvés parmi les décombres ont permis d'établir que M. Georges Bernard, juge de paix à Charenton, et Mme Bernard, se trouvent parmi les victimes. Mais leurs cadavres n'ont pas été retrouvés ou du moins n'ont pas été reconnus.

Originaire d'Alais (Gard), où il était né en 1849, M. Georges Bernard était marié, depuis trente-huit ans, avec Mlle Eva Cerf, originaire de Nîmes. Trois enfants sont nés de cette union deux garçons et une fille. L'aîné, Marcus, exerce la profession d'artiste dramatique à Paris. Le second, Maurice, précédemment secrétaire général de la préfecture de Seine-et-Marne, est actuellement à Amiens, en la même qualité. Le troisième, une jeune fille de vingt-huit ans, habitait avec ses parents, quai de la République, 4, à Saint-Mandé. Le juge a fait la campagne de 1870. Il avait la médaille militaire et était proposé pour là croix.

M. et Mme Georges Bernard s'étaient rendus à Lyon, il y a quelques jours pour voir leur mère et belle-mère, victime, ces temps derniers, d'un léger accident. Ils rentraient à Charenton après avoir écourté leur séjour, parce que M. Bernard avaient à étudier les dossiers des soutiens de famille, en vue de la mise en application de la loi militaire. Ils avaient pris le train de 10 heures 22 et la grand'mère avait télégraphié à sa petite-fille, Mlle Bernard, qui était seule à la maison, pour lui annoncer le retour de ses parents. Le juge et sa femme devaient célébrer aujourd'hui en famille l'anniversaire de la naissance de leur fille.

Le capitaine Dumas

Le capitaine Dumas, qui se trouve, ainsi que nous le disions hier, parmi les victimes était âgé de 41 ans. Ancien polytechnicien, il avait été nommé capitaine en 1899 et inspecteur des études à l’École polytechnique en 1907. Il avait quitté ces fonctions le 1er octobre et avait été affecté au 4e d'artillerie, en garnison à Saint-Denis (Seine).

Mme Dumas, accompagnée de son fils, M. Lucien Dumas, élève à l’École polytechnique, et de sa fille, s'était rendue, dès hier matin sur les lieux de la catastrophe dont la nouvelle les avait alarmés. Le capitaine Dumas, qui était allé en permission à Dijon, avait avisé sa famille qu'il rentrerait mardi soir par le rapide n° 2.

Obsèques et condoléances

Sur la proposition des ministres du commerce et des finances, la commission du budget a décidé, au cours de la séance tenue hier après-midi, que les obsèques des victimes appartenant à l'administration des postes seraient célébrées aux frais de l’État.

Le ministre du commerce, de l'industrie, des postes et des télégraphes a reçu du directeur général des postes suisses le télégramme suivant :

Berne, 5 novembre.

Profondément touché au sujet du terrible accident de chemin de fer survenu en gare de Melun, dans lequel de nombreux fonctionnaires de votre administration ont trouvé la mort en accomplissant leur devoir, je vous exprime mes sincères condoléances.

Staeger

directeur général des postes suisses.

M. Alfred Massé a répondu par le télégramme suivant :

Vous remercie très sincèrement des sentiments que vous avez bien voulu m'exprimer au sujet du terrible accident dans lequel quinze agents de mon administration ont trouvé la mort. Je vous exprime en mon nom et au nom des familles des malheureuses victimes toute ma reconnaissance.

Alfred Massé

M. Serres, receveur principal, a fait appel à tous ses collaborateurs de l'hôtel des postes pour l'achat d'une couronne qui sera portée aux obsèques par une délégation.

Les ambulants

On sait que ce sont les postiers ambulants du train 11 qui ont fourni le plus grand nombre de victimes. La direction des ambulants a signalé quinze agents « disparus » et huit blessés : soit vingt-trois victimes parmi les postiers.

L’émotion est très vive dans le personnel des ambulants. Les agents qui stationnaient hier dans l'attente des nouvelles, devant la direction, faisaient entendre des propos pleins de colère. Certains assuraient que leur groupe avait maintes fois signalé le danger du croisement de Melun. Un de ces agents a déclaré à un de nos confrères :

La catastrophe ne nous a point surpris. Nous l'avions pour ainsi dire prévue.

La voie que suit le train postier n° 11 se dirigeant sur Fontainebleau coupe à angle droit la voie qu'emprunte le train de Marseille se dirigeant vers Paris. Un simple écart de six minutes est prévu entre les passages des deux trains.

Maintes fois nous avons signalé l'effroyable danger que nous faisait courir un pareil horaire ; on n'a jamais voulu nous écouter.

D'ailleurs ce croisement dangereux n'est pas le seul. À Villeneuve-Saint-Georges, le train-poste de Saint-Étienne n'a que quelques minutes d'écart avec un train de marchandises.

Et notre interlocuteur ajoute :

Que dire aussi de l'éclairage des wagons-poste ? Les sept ou huit mètres cubes de gaz que nous emportons chaque soir constituent un perpétuel danger.

Plusieurs des postiers tués dans la catastrophe étaient des militants socialistes ou syndicalistes. Aussi la commission administrative permanente du parti socialiste, dans sa séance d'hier soir, a voté l'ordre du jour suivant :

La C. A. P. s'associe à la douleur des familles, des postiers ambulants, principales victimes de la catastrophe de Melun. Plusieurs des modestes fonctionnaires qui ont trouvé la mort dans cette tragique circonstance ont compté parmi les militants les plus dévoués et les plus fermes des organisations politique et syndicale de la classe ouvrière. Ainsi le citoyen Clavel, membre de la section du dix-septième arrondissement de la Seine, le citoyen Lavergne, membre de la section du cinquième arrondissement de la même fédération, et le citoyen Dalby, secrétaire de la fédération des Deux-Savoies. Le prolétariat qu'ils ont servi de toute leur énergie et de toute leur foi n'oubliera pas ces bons artisans de son émancipation. La commission décide qu'elle sera représentée à leurs obsèques.

Le docteur Grandclément

Le maire socialiste, de Villeurbanne, le docteur Grandclément, a dû s'aliter en arrivant à Paris. Il avait pendant plusieurs heures prodigué ses soins aux victimes de la catastrophe. Il s'était, en particulier, préoccupé de retrouver le professeur Jaboulay, qu'il avait rencontré dans le train, peu après le départ de Lyon.

Il a raconté à un rédacteur de l’Humanité comment il avait échappé à la catastrophe :

Par l'effet d'un hasard inouï. j'avais pris une place de première parce que j'étais horriblement fatigué. Je venais de dîner. J'étais seul dans un compartiment de fumeurs. Soudain, un choc… Je cogne de la tête contre la cloison… Des valises me dégringolent dessus… Je me ressaisis vite … J'ouvre la portière, j'entends des cris : je me précipite au dehors. Presque aussitôt l'incendie se déclarait, brûlant ces wagons de seconde dans l'un desquels je serais monté si ma fatigue ne m'avait conseillé de monter en première.

La culpabilité du mécanicien Dumaine

Nous avons indiqué hier les premiers résultats de l'enquête judiciaire ouverte pour découvrir les causes de la catastrophe, et publié les déclarations faites tout d'abord par le mécanicien Dumaine. On sait que celui-ci avait prétendu que les signaux étaient ouverts et lui donnaient la voie libre.

En présence de ces déclarations, les magistrats prirent soin de faire tout de suite garder par la gendarmerie les aiguilles et les postes de manœuvre. Puis, accompagnés du mécanicien, ils reprirent à pied le chemin de la voie suivi par le train n° 2 jusqu'au premier signal, distant d’environ un kilomètre de la gare. Ils constatèrent que ce disque-signal avancé était à l'arrêt et qu'il en était de même des deux autres signaux protégeant la gare de Melun.

Ils se rendirent ensuite au poste d'aiguillage, où fut vérifiée la position des leviers et des aiguilles ; ceux-ci étaient encore placés dans la position qu'ils occupaient au moment où ils donnaient la voie libre au train n° 11. Ces aiguilles étaient bloquées et de leur position même il découlait que les disques de la voie suivie par le train n° 2 étaient automatiquement fermés.

Le procureur de la République et le juge d'instruction firent alors observer au mécanicien qu'ils avaient trouvé ces signaux à la position d'arrêt au moment même de l'accident, lorsqu'ils procédèrent aux premières constatations. Depuis les signaux n'avaient pu être touchés, ayant été constamment surveillés par les gendarmes.

Voyons, avouez, dit le procureur. Faites preuve de franchise, vous avez passé les signaux sans les voir.

Dumaine baissa la tête, puis, larmoyant, avoua :

Eh bien, oui, c'est vrai, dit-il. Ma machine roulait à 95 kilomètres à l'heure. Je n'ai pas aperçu le premier signal, soit que j'en aie été empêché par la fumée, la vapeur ou par le brouillard, soit que je fusse occupé à mes appareils.

Je n'ai pas vu non plus le deuxième signal, qui m'indiquait de ramener ma vitesse à 20 kilomètres à l'heure.

J'ai aperçu le troisième signal, mais il était trop tard. J'étais sur le train n° 11, et bien que j'aie aussitôt renversé la vapeur, la catastrophe s'est produite.

Les magistrats ont alors signifié au mécanicien Dumaine qu'ils le mettaient en état d'arrestation, et ils l'ont fait écrouer à la prison de Melun sous l'inculpation d'homicide et de blessures par imprudence, prévue par la loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer.

Le chauffeur, nommé Colline, interrogé un peu plus tard, n'a pas varié dans ses premières déclarations, et à maintenu avoir vu tous les signaux ouverts à l'arrivée du train tamponneur en gare de Melun. Il a été laissé en liberté, le soin de surveiller les signaux appartenant au mécanicien.

L'aiguilleur, a été complètement mis hors de cause, car il a été reconnu que ses manœuvres avaient été exécutées normalement.

Chez les mécaniciens

La fédération des mécaniciens et chauffeurs, que préside M. Toffin, a décidé d'intervenir en faveur du mécanicien Dumaine. Le conseil d'administration, qui s'est réuni hier soir, a envisagé l'attitude à tenir. Les représentants du groupe P.-L.-M. ont rappelé qu'à plusieurs reprises ils avaient demandé instamment à la compagnie que l'on changeât de place les signaux des abords de la gare de Melun, car avec là nouvelle locomotion, qui atteint de 100 à 115 kilomètres à l'heure, il est devenu impossible, par temps de brouillard, de les apercevoir en temps voulu. Les archives ont gardé trace de ces démarches.

Il a été décidé qu'une délégation se rendrait ce matin au ministère des travaux publics pour signaler à M. Thierry ces réclamations antérieures et les invoquer pour obtenir la mise en liberté provisoire du mécanicien Dumaine.

Au Palais-Bourbon

M. Colly, député socialiste de la Seine, a déposé une demande d'interpellation sur la catastrophe de Melun. Dans la lettre qu'il adresse à ce sujet au président de la Chambre, M. Colly fait remarquer qu'à plusieurs reprises « les mécaniciens ont manifesté leurs craintes de voir un accident se produire en raison de la défectuosité de l'organisation des voies et de la gare elle-même ». Il ajoute qu'en janvier dernier il avait attiré l'attention du ministre des travaux publics sur cette gare, où une rencontre de dfux trains n'avait pu être évitée que grâce à la vigilance de l'aiguilleur.

Le salut des camarades

Le train-poste 11, partant de Paris à 8 h. 40, le même qui a été pris en écharpe avant-hier soir par le rapide de Marseille, est passé hier soir vers 9 h. 1/2 en gare de Melun. En arrivant à la hauteur de l'endroit où se produisit, la catastrophe, tous les postiers ambulants, quittant leur travail, se mirent aux portières ou sur les marchepieds de leurs wagons et saluèrent les collègues qui ont trouvé la mort dans l'accomplissement de leur devoir en criante « Adieu camarades ! »

M. Kokovtzof à Melun

Le train dans lequel se trouvait M. Kokovtzof, premier ministre de Russie, qui est arrivé hier à Paris à 3 h. 20 de l'après-midi, venant d'Italie, a dû s'arrêter à Melun en raison de l'encombrement des voies.

M. Kokovtzof est descendu de son wagon et s'est informé des causes de l'accident. Il a remis à M. Dervillé une somme de 500 francs pour les familles des victimes.

M. Kokovtzof était accompagné de M. Goy, secrétaire général de la Compagnie du P.-L.-M., qui était allé l'attendre à la frontière.

Une valise diplomatique perdue

On croit que la valise de l'ambassade de France à Berne était dans le train sinistré à Melun. ”

 

> “ Le Temps ” du vendredi 8 novembre 1913 (*)

La leçon de la catastrophe

“ Après une catastrophe aussi terrible que celle de Melun il importe de rechercher comment on pourrait éviter le renouvellement d'un pareil sinistre. On n'a pas tout dit quand on a incriminé le mécanicien. Sa faute ne fait pas de doute. C'est certain. Encore faut-il savoir si elle relève d'une infirmité psychologique propre à tous les individus ou d'un défaut de l'accusé. Quand un homme risque sa vie dans un accident semblable, on peut tout au moins affirmer qu'il n'est coupable que de négligence. Mais cette négligence même ne serait-elle pas en partie excusable de la part d'un esprit qu'une longue accoutumance a déshabitué du danger ?

Pour se défendre contre une imperfection commune à l'espèce humaine, il est donc nécessaire de mettre en œuvre toutes les précautions matérielles imaginables. Le machinisme déchaîne des forces si disproportionnées que le faible manœuvre chargé de leur commande doit être protégé contre lui-même et qu'il ne faut pas faire crédit à sa seule vigilance.

On a imaginé une sirène qui reproduit automatiquement à bord des locomotives les signaux de la voie. Le réseau du Nord en est, paraît-il, actuellement pourvu. Ne pourrait-on hâter son adoption sur les autres réseaux ?

D'autre part, il est bien évident que les croisements de ligne sur un même plan doivent être évités et remplacés par des bifurcations à deux étages.

Des accidents comme celui d'avant-hier sont la rançon du progrès qui exige des vitesses de plus en plus dangereuses. Encore convient-il de se garder contre des fatalités d'autant plus aisées à prévoir qu'elles font partie de cette logique du hasard que l'on appelle « la loi des grands nombres » et qui impose quelques éventualités défavorables au milieu d'une série presque infinie de chances heureuses. Quand il est facile de se préserver contre l'exceptionnel, pourquoi n'y penser qu'aux heures douloureuses ? ”

 

> “ Le Temps ” du samedi 28 mars 1914 (*)

“ Melun, 27 mars. Le tribunal correctionnel de Melun vient de rendre son jugement dans l'affaire de la catastrophe du 4 novembre, qui coûta la vie à près de cinquante personnes.

Le mécanicien Dumaine est condamné à quatre mois de prison, le chef de train Vernet à un mois de prison, tous deux sans sursis. ”

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