La première machine construite par les Établissements A. Kœchlin était « Le Napoléon ». Elle accomplit le premier voyage de Mulhouse à Thann.
Dès l’origine, ces machines furent reconnues comme consommant 14 kgs de coke au km. soit 3 kgs de plus que les machines de construction anglaise. On réduisit cette consommation par la suite, en diminuant la surface de chauffe, en relevant la grille du foyer et, autre modification importante, en donnant du recouvrement aux tiroirs afin d’augmenter la détente.
C’est ainsi que, de 1839 à 1843, l’on obtint une réduction considérable de consommation de combustible laquelle passait de 14 kgs à 6 kgs 36 au km.
Chaque locomotive et son tender coûtaient environ 50.000 fr. Quant au matériel roulant : il fut commandé en Belgique, une diligence, un char à bancs et un wagon. Une autre berline fut commandée à Paris.
Ces quelques véhicules servirent de modèles et par la suite tout le matériel fut commandé en Alsace (1).
Les voitures à voyageurs pesaient environ 3.300 kilos et les wagons de marchandises 2.500 kilos.
Notons que les voitures de 3e classe étaient découvertes.
Dès l’origine, le matériel roulant se composait, les locomotives mises à part, de :
40 wagons ;
4 voitures pour voyageurs, dont 2 couvertes.
La voie est établie sur des traverses en bois, supportant un rail pesant 20 kilos par mètre courant, les rails provenaient des forges de Ronchamp.
Les « chairs » pesaient chacun 7 kilos.
Les dépendances du chemin de fer consistaient en :
1° Un bureau pour l’exploitation à Mulhouse et un autre à Thann ;
2° Une remise à Mulhouse et une autre à Thann pour les 44 véhicules ;
3° Un bâtiment pour remise et atelier de réparation des machines à Mulhouse et à Thann ;
4° Quatre plates-formes tournantes ;
5° 15 à 20 barrières et passages à niveau, avec loges de gardes ;
6° Deux pompes d’alimentation d’eau à Mulhouse et à Thann.
Revenons maintenant aux locomotives pour parler des essais qui furent faits et dont nous empruntons l’essentiel à « L’Industriel alsacien » du 18 août 1839.
« Faire en 24 minutes le trajet de Mulhouse à Thann (19 km.) avec rampes s'élevant jusqu’à 0 m. 0066 et revenir en 18 minutes, tel est le résultat obtenu, dimanche dernier, par le “ Napoléon ” qui remorquait, au départ, deux wagons remplis de près de 100 voyageurs, et qui, au retour, ne traînait plus qu’un seul wagon chargé.
C’est une vitesse de 12 lieues à l’heure pour aller et de 16 lieues à l’heure pour revenir…
Le “ Napoléon ” a fait le même jour un second voyage, pour parer à un léger accident qui était arrivé à la locomotive “ Thann ” à son retour de Mulhouse à Thann.
À ce second voyage le “ Napoléon ” avait à remorquer la locomotive “ Thann ” et deux wagons remplis de voyageurs. Cette fois le trajet de Mulhouse à Thann ne s’est opéré qu’en 48 minutes. Mais plusieurs causes se sont opposées à ce qu’il s’effectuât aussi vite que la première fois.
D’abord en évaluant la locomotive à remorquer, son tender, l’eau, le coke, à 22.000 kilos et les deux wagons chargés à 12.000 kilos, c’était un poids d’environ 34.000 kilos qu’avait à traîner le “ Napoléon ”, non compris les frottements provenant de ce que les bielles du “ Thann ” n’ayant pas été enlevées, la machine remorquée marchait alors avec tout le poids de la pression atmosphérique, résultant du jeu continuel des ses pistons…
En second lieu, le “ Napoléon ”, qui était au repos lorsqu’on vint réclamer son assistance, eût à peine le temps de chauffer et partit sans avoir donné à sa vapeur toute l’intensité désirable.
Au moment de mettre sous presse nous apprenons que les ingénieurs chargés de procéder à la réception du chemin de fer, ont fait le trajet de Mulhouse à Thann en 18 minutes et sont revenus en 15 minutes. C’est le “ Napoléon ” qui les conduisait, ainsi près de 20 lieues à l’heure. » (2)
Encouragés par les bons résultats de ces essais, les dirigeants du nouveau chemin de fer résolurent de faire l’inauguration avec solennité.
Voici le programme détaillé de cette fête :
« À 8 heures du matin, réunion à la station Mulhouse des autorités et des invités au convoi d’inauguration.
« À 8 h. 30 précises, départ du convoi officiel pour Cernay et Thann.
« 1 berline, 1 diligence et 2 chars à banc partiront avec 100 personne remorqués par le “ Napoléon ” sortant des ateliers de MM. André Kœchlin et Cie.
« À 9 heures, déjeuner offert aux concessionnaires et aux autorités par la ville de Thann.
« À 11 heures précises, un convoi supplémentaire, remorqué par l’“ Albion ”, locomotive anglaise et composé d’une diligence, d’un char à banc et de 2 wagons, partiront de nouveau de la station de Mulhouse, 100 invités pourront y prendre place et seront ramenés à Mulhouse à 1 heure de l’après-midi.
« À midi, deux convois repartiront de la station de Thann et ramèneront à Mulhouse environ 250 personnes. La “ Ville de Thann ” locomotive sortant des ateliers de MM. Stehelin et Huber, de Bitschwiller, remorquera le convoi amenant à Mulhouse les autorités et les invités de Thann, Cernay et environs.
« À 4 heures, banquet de 400 couverts, offert par MM. Nicolas Kœchlin et Frères, à toutes les personnes invitées à la fête d’inauguration.
« À 6 heures précises du soir, départ de Mulhouse des autorités et des autres invités de Cernay et Thann, remorqués par la “ Ville de Thann ”. »
Naturellement, les sapeurs-pompiers et la Garde Nationale prêtèrent leurs concours à la cérémonie, ainsi qu’un détachement d’artillerie. Salves et fanfares, rien ne manquait.
La musique du 11e régiment des Dragons, venue spécialement de Huningue fit entendre pendant le banquet les meilleurs morceaux de son répertoire.
De nombreux toasts furent portés. Citons celui que M. N. Kœchlin porta au Roi en ces termes :
Messieurs,
« Je me suis réservé l’honneur de porter le premier toast, c’est celui du Roi.
« L’une des plus belles conséquences de la Révolution de Juillet, c’était de voir réaliser successivement tous les projets de bien public, germant dans la pensée des hommes qui ont appelé de leurs vœux et de leurs efforts ce grand évènement.
« C’est aussi à la haute influence que doit exercer sur nos destinées, le Roi choisi par le suffrage de la nation, que doit se rapporter tout ce qui se fait pour la prospérité et la gloire du pays ; et nous plaçons notre premier chemin de fer d’Alsace sous son auguste protection.
« Au Roi ! qu’il vive ! »
La cérémonie se termina dans l’enthousiasme général parmi les réjouissances et à la lueur des feux de Bengale, des illuminations et des feux d’artifice. Quittons maintenant cette atmosphère de fête et revenons au chemin de fer.
Il nous reste à parler de son tracé.
La partie de la ligne entre Mulhouse et Lutterbach était commune avec celle du chemin de fer de Strasbourg à Bâle et de ce fait était à 2 voies sur un parcours de 6 kilomètres, puis à voie unique de Lutterbach à Thann sur une longueur de 13 km. 300.
En chiffre rond la longueur totale était de 20 km. 300.
Le tracé offrait six courbes de 1 000 à 4 000 mètres de rayon et un long alignement droit de 7 kilomètres entre Lutterbach et Cernay.
Entre Mulhouse et Lutterbach, les pentes ne dépassaient pas 3/1 000 par mètre. Entre Lutterbach et Thann, sur un parcours de 12 kilomètres on rencontrait 2 pentes plus accentuées, l’une de 5/1 000 par mètre et l’autre de 6/1 000. La différence de niveau entre Mulhouse et Thann étant de 95 mètres.
Il avait fallu construire 32 ouvrages d’art dont les principaux étaient :
Un pont sur l’Ill en maçonnerie ;
Un viaduc de 23 travées en charpente avec piles en maçonnerie ;
Un viaduc de 6 arches en maçonnerie ;
Un pont de 3 arches en maçonnerie sur la Doller ;
Un pont de 7 mètres d’ouverture pour le passage de la grande route à Lutterbach ;
Un pont de 4 mètres d’ouverture à Cernay, sur la route de Lyon à Strasbourg.
La voie était équipée avec des rails de 4 m. 50 de long, pesant 20 kilos par mètre courant du type à double champignon maintenus par des coussinets en fonte par des coins de chêne. Les traverses étaient également en chêne espacées de 0 m. 90.
Le système de changement de voie se faisait par double rail mobile.
Dès le début, le nouveau chemin de fer connut un grand succès, tout le monde voulut faire l’essai du nouveau moyen de transport.
Il y avait cependant quelques imprévus. Un jour c’est la rupture d’un tuyau d’un locomotive et le train reste en détresse ; c’était par un temps couvert et il n’y avait pas de télégraphe électrique. Les voyageurs attendirent tard dans la nuit l’arrivée d’une machine de secours. Comme les voitures n’étaient pas chauffées, l’attente manquait d’agrément.
Par ailleurs, les locomotives munies de tubes trop faibles, gravissaient difficilement la rampe de Cernay. Il fallait procéder à des réparations fréquentes qui nuisaient à la régularité du service.
Malgré ces inconvénients le nombre de voyageurs transportés ne cessait de s’accroître.
Dans un rapport à la Chambre, M. Emmanuel de Las Cases disait que la moyenne journalière des voyageurs transportés était de 150.
Voici un aperçu du trafic à partir du 1er janvier 1840 :
Janvier, 10.400 voyageurs ─ Février, 12.044 ─ Mars, 15.424 ─ Avril, 20.422 ─ Mai, 19.901 ─ Juin, 21.142.
Le lundi de Pâques, 2 813 personnes furent transportées en 12 heures.
En 6 mois, 99.340 avaient utilisé le chemin de fer ; on remarquait que c’étaient les classes les moins aisées qui se servaient plus volontiers du nouveau moyen de transport.