MÉMOIRES D'UN TOURISTE (1838)
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— Vienne, le 9 juin 1837.
Me voici arrivé à Vienne par une route abominable, toute de montées et de descentes ; deux ou trois fois ma pauvre petite calèche a été sur le point d’être brisée par les énormes charrettes à six chevaux venant de Provence. Et, ce qu’il y a de pis pour un grand cœur, je n’aurais pu me venger ; le moindre signe d’insurrection de ma part m’aurait valu les coups de fouet de deux ou trois charretiers provençaux, les plus grossiers et les moins endurants du monde. Il est vrai que j’ai des pistolets ; mais ces charretiers sont capables de n’en avoir peur qu’après que j’aurais tiré ; et quelle affreuse extrémité !
Je ferai la même remarque que dans le Gâtinais : pourquoi ne pas placer la grande route de Lyon à Vienne sur la rive droite du Rhône où il n’y a pas de montagnes ? elle entrerait à Vienne par le joli pont suspendu sur lequel je viens de me promener. La route pourrait aussi, ce me semble, suivre le bord à gauche.
Un monsieur fort obligeant, que je rencontre sur la route, m’apprend que l’on est obligé d’en raccommoder sans cesse le pavé. Dix lieues de pavé de cette route coûtent quarante mille francs d’entretien chaque année, et cela ne suffit pas. Le nombre des chevaux qui périssent sur la route, et dont on voit les tristes débris, est fort considérable. C’est probablement l’endroit de France où l’on voit passer le plus de grosses charrettes. Tous les savons, toutes les huiles, tous les fruits secs, dont le Midi approvisionne Paris et le Nord, sillonnent ce chemin. Considérez que la navigation du Rhône n’est presque pas employée ; ce fleuve est trop rapide pour le remonter. C’est donc sur ce point de la France qu’il faudrait commencer les chemins de fer.
À vrai dire, c’est le seul chemin de fer que je trouve raisonnable ; en d’autres termes, c’est le seul qui puisse payer six ou sept pour cent de rente pour le capital employé. M. Kermaingan estime le chemin de fer de Marseille à la Saône, au-dessus de Lyon, 66 millions ; il a passé l’été à l’étudier.
Il faudrait un milliard pour faire la grande croix, c’est-à-dire le chemin de fer de Marseille au Havre par Lyon et Paris, celui de Strasbourg à Nantes, et 3° celui de Paris en Belgique, avec embranchement sur Calais. Mais personne jusqu’ici n’a étudié la question financière. Sera-ce le bon sens qui décidera des chemins de fer ? En vérité, je n’en crois rien. La mode, aidée par de jolis cadeaux, nous donnera ces nouveaux chemins. Il est si commode de créer des actions sur lesquelles on gagne dix pour cent ! qu’importe ce que devient l’entreprise ? Le fondateur, homme de hardiesse, a réalisé son bénéfice. On vient en cinq heures et demie du Havre à Rouen par les bateaux à vapeur : à quoi bon un chemin de fer ? On pourra, si l’on veut, faire un chemin de fer de Rouen à Paris. Je ne sais si les voyageurs de Calais à Paris sont en assez grand nombre pour payer leur chemin ; mais où trouver des gens raisonnables pour discuter ces questions et bien d’autres ? La dernière Chambre, si respectable d’ailleurs, a prouvé qu’elle était totalement incapable.
Mon correspondant de Lyon m’a donné une belle étude du chemin de fer de Lyon à Marseille par M. Kermaingan, inspecteur général des ponts et chaussées : c’est avec la carte fort bien exécutée, qui accompagne ce projet, que je voyage maintenant.
Pour exprimer avec netteté une idée qui me vient, je suis obligé d’employer quelques noms propres. J’en demande pardon aux intéressés.
Les talents de M. Kermaingan sont aussi incontestables que sa probité ; on peut en dire autant de M. Vallée, chargé de l’étude du chemin de fer de Paris à Bruxelles, et de M. Polonceau, qui a étudié le chemin de fer de Paris au Havre par les vallées.
On pourrait adjoindre à ces trois ingénieurs trois négociants nommés au scrutin par le commerce de Paris et un savant du premier ordre, tel que M. Arago. En interrogeant une commission formée de sept personnes, on pourrait espérer d’arriver à quelque chose de vrai. Mais que faire, si les réponses de cette commission trop respectable contrarient la mode à laquelle le pouvoir voudrait obéir dans le moment ? Le cardinal de Richelieu ne recommande-t-il pas d’employer dans la monarchie le moins d’hommes vertueux qu’il se pourra ?
(Je ne change rien à ces lignes, écrites avant que le gouvernement s’occupât de cette question.)
Le grand malheur des chemins de fer, c’est qu’ils ne peuvent profiter des lumières que, bon gré mal gré, la liberté de la presse jette sur tous les sujets.
Celui-ci est trop difficile à expliquer. L’exposition de la difficulté à résoudre ennuie le lecteur, et le commis qui a un intérêt triomphe, et fait signer ce qu’il veut par son ministre.
Je désirerais passionnément que tout ceci ne fût pas exact ; la France serait plus civilisée.
Les épigrammes de la presse ne viendront point stimuler la paresse des gens payés pour s’occuper des chemins de fer ; le sujet est trop ennuyeux à expliquer, et l’esprit amusant des journalistes n’aura jamais la patience d’exposer clairement les diverses friponneries que peut occasionner un chemin de fer. Les gens adroits peuvent donc spéculer en paix sur cet objet important, par exemple créer deux mille actions de cinq mille francs pour un chemin de fer qui peut rendre tout au plus trois pour cent du prix de construction, faire persuader au public, par les journaux, qu’il va donner dix pour cent, vendre à sept mille francs toutes les actions créées à cinq mille chacune, et ensuite souhaiter le bonsoir à l’entreprise.
C’est ce qui ne pourrait arriver, si l’on mettait à la tête de tous les chemins de fer une commission de savants qui sachent compter et ne se vendent pas.
Que deviendront les capitaux employés en chemins de fer, si l’on trouve le moyen de faire marcher les waggons sur les routes ordinaires ?
D’un autre côté, les chemins de fer rendent les guerres impossibles ; elles choqueraient trop d’intérêts chez les nations voisines. Mais le maître peut avoir intérêt à la guerre.