Bande annonce de « LA BÊTE HUMAINE » |
“ [LA BÊTE HUMAINE] Description du monde ferroviaire sous son aspect le plus divers, présentation des cheminots dans toute leur humanité, apparition d’une poésie de la machine et du mouvement, jamais le thème du train n’avait pris cette ampleur, n’avait donné naissance à une œuvre aussi incontestablement littéraire.
…
L’importance d’une telle œuvre n’est pas à démontrer, encore qu’elle ait échappée aux critiques du temps … Quand à l’aspect mythique de l’oeuvre, il n’a guère été bien vu que par Anatole France dans une curieuse critique dialoguée... ”
Marc Baroli
du vendredi 8 mars 1889
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UN NOUVEAU LIVRE
D’ÉMILE ZOLA
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On a coutume de considérer le Rêve comme l’Abbé Constantin d’Émile Zola. On a voulu voir dans cette étude magistrale un acte de contrition destiné à faire oublier à l'Académie, qui ouvrira un jour ou l’autre ses portes toutes grandes au puissant écrivain, certaines verdeurs des romans précédents. Nous croyons, au contraire, qu’en écrivant le Rêve, Émile Zola n’a eu d’autre but que de prouver qu’aucun sujet ne lui est étranger, et que sa main habile à dépeindre le drame peut s'assouplir à la description de l’idylle.
Le Rêve, d’ailleurs, ne fut qu’un hors-d’œuvre, que les lettrés et le public goûtèrent avec sympathie, mais qui ne pouvait faire oublier l’émouvante série des Rougon-Macquart dont l’intensité de vie n’est comparable qu’à l’immortelle Comédie humaine du grand Balzac.
Aussi avons-nous appris avec un plaisir qui sera sans doute partagé du public, qu’Émile Zola se disposait à mettre la main à un nouvel ouvrage. Quel en sera le sujet ? Sur quel terrain l’imagination de l’écrivain va-t-elle nous transporter ? C’est à M. Zola, chez qui nous avons eu la bonne fortune d’être reçu hier, que nous avons demandé de répondre à ces questions.
« — C’est vrai, nous dit-il, je prépare en ce moment un roman, mais il n’est pas encore assez « arrêté » pour que je puisse vous en donner le thème exact.
» Vous savez comment je procède. J’ai tout d’abord l’idée du monde dans lequel mon roman doit se passer ; je cherche et je trouve ensuite une intrigue quelconque qui m’est presque toujours fournie par le monde où je veux placer mon drame.
» Quand j’ai composé la maquette, le « monstre », je me préoccupe des documents ; je les recherche avec soin, et il arriva souvent que ces documents modifient complètement l’idée générale du roman :
Mon ouvrage n’est « arrêté » que lorsque je possède tous mes documents, et que j’ai trouvé l’effet réflexe du sujet sur les documents et des documents sur le sujet.
» Pour le livre dont j’ai l’idée aujourd’hui et dont pas une ligne n’est écrite, je rassemble mes documents ; c’est vous dire que l’échafaudage du « monstre » peut subir encore bien des modifications.
» Son titre ? J’avais pensé à l’Homme qui tue. Ces trois mots bien mélodramatiques, rendaient bien l’essence du livre qui sera un gros drame. Par malheur, le titre est déjà pris par M. Hector France, et je ne me suis pas encore préoccupé d’en trouver un autre.
» Le sujet ? c’est tout simplement l’histoire d’un crime accompli en chemin de fer, avec instruction, descente de justice, procureur de la République, personnel judiciaire, etc. Le drame se dénouera, s’il se dénoue, à la cour d’assises de Rouen.
» En un mot, je veux faire un roman dramatique, tragique, quelque chose de « cauchemardant » comme Thérèse Raquin, une étude de ce que le crime peut amener comme réactif dans certains tempéraments. On verra l’accomplissement et la suite du crime dans le cadre d’une grande ligue en mouvement.
» Voilà l’idée : Vous comprenez combien je dois travailler pour me procurer les documents nécessaires à faire sur cette donnée un ouvrage complet.
» J’ai choisi pour théâtre de mon drame la ligne de l’Ouest, qui est courte, qui est une bonne artère, avec deux terminus, Paris d’un côté, le Havre de l'autre. Considérant le chemin de fer comme un être, j’ai trouvé que la ligne de l’Ouest figurait une bonne colonne vertébrale, avec la mer au bout.
» Je me suis adressé à la Compagnie de l’Ouest, à laquelle je me plais à rendre témoignage de la courtoisie et de l’affabilité avec laquelle ses chefs de service se sont mis à ma disposition. M. Marin, le directeur, M. Clérault, ingénieur en chef du matériel et de la traction, ont accueilli ma demande avec une bonne grâce parfaite. M. Clérault m’a même offert de m’accompagner, ainsi que M. Pol Lefèvre, sous-chef du mouvement, qui vient de publier un fort intéressant ouvrage sur les chemins de fer en collaboration avec M. Cerbelbaud.
» À Paris, j’ai visité la gare dans tous ses détails avec M. Lefèvre, qui m’a expliqué minutieusement le mouvement. Puis je suis parti ces jours derniers pour le Havre. Je me suis arrêté à Rouen, et dans quelque temps, quand la saison le permettra, je me propose d'aller à Mantes sur une locomotive, de jour et de nuit, avec le chauffeur et le mécanicien, pour me rendre compte par moi-même — un de mes héros est mécanicien — de la nature des sensations que l’on éprouve.
» C’est dans ces différents voyages que je recueillerai mes documents. J’en ai déjà quelques-uns et de fort intéressants.
» Mon roman se passant à Paris, à Rouen, au Havre,et peut-être à une sta tion intermédiaire en 1869 , il me fallait connaître la gare du Havre. Or cette gare a été reconstruite il y a cinq ans. C’était gênant. Heureusement le chef de gare, M. Cugnot, auquel je m’adressai, me mit en rapport avec un vieil employé qui m a fourni des renseignements qui me serviront.
» J’ai fait de même à Rouen ; j'y ai visité avec soin le palais de justice et la cour d’assises qui tiendra une place dans le livre ; j’ai cherché aux environs une station pouvant servir au déroulement du drame.
» Quant à la gare de Paris, bien quelle elle soit entièrement transformée, le souvenir que j’en ai gardé, joint aux plans que l’on a bien voulu m'en communiquer, me permettront de la reconstituer de toutes pièces.
» Tout en faisant pour ce nouveau livre ce que j’ai fait pour les autres, je suis néanmoins effrayé de la grandeur de l’œuvre ; je serai obligé de « ramasser » mon sujet au lieu de l'étendre. Quand on décrit le Bonheur des Dames, on n’a affaire qu’à une maison de nouveautés ; dans Germinal il ne s’agit que d’une mine : mais dans un roman qui traite des chemins de fer avec ses télégraphes, ses systèmes, en un mot la vie d une ligne, on est forcé de « peindre au fresque » pour être bien compris. Ayant une connaissance approfondie du sujet, je veux « en savoir plus long que je n’en dirai », sans cela je serais débordé, et je tiens à ce que mon volume, pas gros, mais bien digéré, donne la sensation de la vie vécue, sans être noyé dans les détails.
» L’étude des chemins de fer sera donc le principal attrait du livre ; c'est celle qui m'a donné et me donnera encore le plus de travail. Quant au monde judiciaire, je le prendrai sur le vif — et facilement — dans des conversations avec des avocats, des juges. Il ne tient pas, d’ailleurs, une place considérable dans le roman.
» Aujourd'hui, je commence à être outillé ; dans un mois, tous mes documents obtenus, je commencerai à écrire, soit ici, soit à Médan.»
Nous sommes heureux, dans les lignes qui précèdent, d’avoir pu donner à nos lecteurs un avant-goût du nouveau livre d'Émile Zola. Quand il aura été publié, le maître a l’intention de se consacrer à trois nouvelles études qui compléteront la série Rougon Macquart.
Eugène Clisson.
CÉNOTAPHE D'ÉMILE ZOLA BUSTE DE PHILIPPE SOLARI |
LES ROUGON-MACQUART
Histoire naturelle et sociale d’une famille
sous le Second Empire
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La bête humaine (1890)
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Chapitre V
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Dans le vaste hangar fermé, noir de charbon, et que de hautes fenêtres poussiéreuses éclairaient, parmi les autres machines au repos, celle de Jacques se trouvait déjà en tête d’une voie, destinée à partir la première. Un chauffeur du dépôt venait de charger le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans la fosse à piquer le feu. C’était une de ces machines d’express, à deux essieux couplés, d’une élégance fine et géante, avec ses grandes roues légères réunies par des bras d’acier, son poitrail large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de métal, la précision dans la force. Ainsi que les autres machines de la Compagnie de l’Ouest, en dehors du numéro qui la désignait, elle portait le nom d’une gare, celui de Lison, une station du Cotentin. Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, la Lison, comme il disait, avec une douceur caressante.
Et, c’était vrai, il l’aimait d’amour, sa machine, depuis quatre ans qu’il la conduisait. Il en avait mené d’autres, des dociles et des rétives, des courageuses et des fainéantes ; il n’ignorait point que chacune avait son caractère, que beaucoup ne valaient pas grand-chose, comme on dit des femmes de chair et d’os ; de sorte que, s’il l’aimait, celle-là, c’était en vérité qu’elle avait des qualités rares de brave femme. Elle était douce, obéissante, facile au démarrage, d’une marche régulière et continue, grâce à sa bonne vaporisation. On prétendait bien que, si elle démarrait avec tant d’aisance, cela provenait de l’excellent bandage des roues et surtout du réglage parfait des tiroirs ; de même que, si elle vaporisait beaucoup avec peu de combustible, on mettait cela sur le compte de la qualité du cuivre des tubes et de la disposition heureuse de la chaudière. Mais lui savait qu’il y avait autre chose, car d’autres machines, identiquement construites, montées avec le même soin, ne montraient aucune de ses qualités. Il y avait l’âme, le mystère de la fabrication, ce quelque chose que le hasard du martelage ajoute au métal, que le tour de main de l’ouvrier monteur donne aux pièces : la personnalité de la machine, la vie.
Il l’aimait donc en mâle reconnaissant, la Lison, qui partait et s’arrêtait vite, ainsi qu’une cavale vigoureuse et docile ; il l’aimait parce que, en dehors des appointements fixes, elle lui gagnait des sous, grâce aux primes de chauffage. Elle vaporisait si bien, qu’elle faisait en effet de grosses économies de charbon. Et il n’avait qu’un reproche à lui adresser, un trop grand besoin de graissage : les cylindres surtout dévoraient des quantités de graisse déraisonnables, une faim continue, une vraie débauche. Vainement, il avait tâché de la modérer. Mais elle s’essoufflait aussitôt, il fallait ça à son tempérament. Il s’était résigné à lui tolérer cette passion gloutonne, de même qu’on ferme les yeux sur un vice, chez les personnes qui sont, d’autre part, pétries de qualités ; et il se contentait de dire, avec son chauffeur, en manière de plaisanterie, qu’elle avait, à l’exemple des belles femmes, le besoin d’être graissée trop souvent.
Pendant que le foyer ronflait et que la Lison peu à peu entrait en pression, Jacques tournait autour d’elle, l’inspectant dans chacune de ses pièces, tâchant de découvrir pourquoi, le matin, elle lui avait mangé plus de graisse que de coutume. Et il ne trouvait rien, elle était luisante et propre, d’une de ces propretés gaies qui annoncent les bons soins tendres d’un mécanicien. Sans cesse, on le voyait l’essuyer, l’astiquer ; à l’arrivée surtout, de même qu’on bouchonne les bêtes fumantes d’une longue course, il la frottait vigoureusement, il profitait de ce qu’elle était chaude pour la mieux nettoyer des taches et des bavures. Il ne la bousculait jamais non plus, lui gardait une marche régulière, évitant de se mettre en retard, ce qui nécessite ensuite des sauts de vitesse fâcheux. Aussi tous deux avaient-ils fait toujours si bon ménage, que pas une fois, en quatre années, il ne s’était plaint d’elle, sur le registre du dépôt, où les mécaniciens inscrivent leurs demandes de réparations, les mauvais mécaniciens, paresseux ou ivrognes, sans cesse en querelle avec leurs machines. Mais, vraiment, ce jour-là, il avait sur le cœur sa débauche de graisse ; et c’était autre chose aussi, quelque chose de vague et de profond, qu’il n’avait pas éprouvé encore, une inquiétude, une défiance à son égard, comme s’il doutait d’elle et qu’il eût voulu s’assurer qu’elle n’allait pas se mal conduire en route.
Cependant, Pecqueux n’était point là, et Jacques s’emporta, lorsqu’il parut enfin, la langue pâteuse, à la suite d’un déjeuner, fait avec un ami. D’habitude, les deux hommes s’entendaient très bien, dans ce long compagnonnage qui les promenait d’un bout à l’autre de la ligne, secoués côte à côte, silencieux, unis par la même besogne et les mêmes dangers. Bien qu’il fût son cadet de plus de dix ans, le mécanicien se montrait paternel pour son chauffeur, couvrait ses vices, le laissait dormir une heure, lorsqu’il était trop ivre ; et celui-ci lui rendait cette complaisance en un dévouement de chien, excellent ouvrier d’ailleurs, rompu au métier, en dehors de son ivrognerie. Il faut dire que lui aussi aimait la Lison, ce qui suffisait pour la bonne entente. Eux deux et la machine, ils faisaient un vrai ménage à trois, sans jamais une dispute. Aussi Pecqueux, interloqué d’être si mal reçu, regarda-t-il Jacques avec un redoublement de surprise, lorsqu’il l’entendit grogner ses doutes contre elle.
– Quoi donc ? mais elle va comme une fée !
– Non, non, je ne suis pas tranquille.
Et, malgré le bon état de chaque pièce, il continuait à hocher la tête. Il fit jouer les manettes, s’assura du fonctionnement de la soupape. Il monta sur le tablier, alla emplir lui-même les godets graisseurs des cylindres ; pendant que le chauffeur essuyait le dôme où restaient de légères traces de rouille. La tringle de la sablière marchait bien, tout aurait dû le rassurer. C’était que, dans son cœur, la Lison ne se trouvait plus seule. Une autre tendresse y grandissait, cette créature mince, si fragile, qu’il revoyait toujours près de lui, sur le banc du square, avec sa faiblesse câline, qui avait besoin d’être aimée et protégée. Jamais, quand une cause involontaire l’avait mis en retard, qu’il lançait sa machine à une vitesse de quatre-vingts kilomètres, jamais il n’avait songé aux dangers que pouvaient courir les voyageurs. Et voilà que la seule idée de reconduire au Havre cette femme presque détestée le matin, amenée avec ennui, le travaillait d’une inquiétude, de la crainte d’un accident, où il se l’imaginait blessée par sa faute, mourante entre ses bras. Dès maintenant, il avait charge d’amour. La Lison, soupçonnée, ferait bien de se conduire correctement, si elle voulait garder son renom de bonne marcheuse.
Six heures sonnèrent, Jacques et Pecqueux montèrent sur le petit pont de tôle qui reliait le tender à la machine ; et, le dernier ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, un tourbillon de vapeur blanche emplit le hangar noir. Puis, obéissant à la manette du régulateur, lentement tournée par le mécanicien, la Lison démarra, sortit du dépôt, siffla pour se faire ouvrir la voie. Presque tout de suite, elle put s’engager dans le tunnel des Batignolles. Mais, au pont de l’Europe, il lui fallut attendre ; et il n’était que l’heure réglementaire, lorsque l’aiguilleur l’envoya sur l’express de six heures trente, auquel deux hommes d’équipe l’attelèrent solidement.
…
Chapitre X
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…
Enfin, Jacques ouvrit les paupières. Ses regards troubles se portèrent sur elles, tour à tour, sans qu’il parût les reconnaître. Elles ne lui importaient pas. Mais ses yeux ayant rencontré, à quelques mètres, la machine qui expirait, s’effarèrent d’abord, puis se fixèrent, vacillants d’une émotion croissante. Elle, la Lison, il la reconnaissait bien, et elle lui rappelait tout, les deux pierres en travers de la voie, l’abominable secousse, ce broiement qu’il avait senti à la fois en elle et en lui, dont lui ressuscitait, tandis qu’elle, sûrement, allait en mourir. Elle n’était point coupable de s’être montrée rétive ; car, depuis sa maladie contractée dans la neige, il n’y avait pas de sa faute, si elle était moins alerte ; sans compter que l’âge arrive, qui alourdit les membres et durcit les jointures. Aussi lui pardonnait-il volontiers, débordé d’un gros chagrin, à la voir blessée à mort, en agonie. La pauvre Lison n’en avait plus que pour quelques minutes. Elle se refroidissait, les braises de son foyer tombaient en cendre, le souffle qui s’était échappé si violemment de ses flancs ouverts, s’achevait en une petite plainte d’enfant qui pleure. Souillée de terre et de bave, elle toujours si luisante, vautrée sur le dos, dans une mare noire de charbon, elle avait la fin tragique d’une bête de luxe qu’un accident foudroie en pleine rue. Un instant, on avait pu voir, par ses entrailles crevées, fonctionner ses organes, les pistons battre comme deux cœurs jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang de ses veines ; mais, pareilles à des bras convulsifs, les bielles n’avaient plus que des tressaillements, les révoltes dernières de la vie ; et son âme s’en allait avec la force qui la faisait vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenait pas à se vider toute. La géante éventrée s’apaisa encore, s’endormit peu à peu d’un sommeil très doux, finit par se taire. Elle était morte. Et le tas de fer, d’acier et de cuivre, qu’elle laissait là, ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l’affreuse tristesse d’un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait vécu et d’où la vie venait d’être arrachée, dans la douleur.
Alors, Jacques, ayant compris que la Lison n’était plus, referma les yeux avec le désir de mourir lui aussi, si faible d’ailleurs, qu’il croyait être emporté dans le dernier petit souffle de la machine ; et, de ses paupières closes, des larmes lentes coulaient maintenant, inondant ses joues. C’en fut trop pour Pecqueux, qui était resté là, immobile, la gorge serrée. Leur bonne amie mourait, et voilà que son mécanicien voulait la suivre. C’était donc fini, leur ménage à trois ? Finis, les voyages, où, montés sur son dos, ils faisaient des cent lieues, sans échanger une parole, s’entendant quand même si bien tous les trois, qu’ils n’avaient pas besoin de faire un signe pour se comprendre ! Ah ! la pauvre Lison, si douce dans sa force, si belle quand elle luisait au soleil ! Et Pecqueux, qui pourtant n’avait pas bu, éclata en sanglots violents, dont les hoquets secouaient son grand corps, sans qu’il pût les retenir.
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du dimanche 9 mars 1890
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LA VIE LITTÉRAIRE
DIALOGUE DES VIVANTS
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LA BÊTE HUMAINE
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Au fumoir
PERSONNAGES
Le maître de la maison.
Un magistrat.
Un romancier naturaliste.
Un philosophe.
Un académicien.
Un professeur.
Un romancier idéaliste.
Un critique.
Un ingénieur.
Un homme du monde.
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LE MAÎTRE DE LA MAISON
Anisette ou fine champagne ?
UN MAGISTRAT
Fine champagne. Avez-vous lu la Bête humaine ?
LE MAÎTRE DE LA MAISON
La Bête humaine, le roman que nous avons failli attendre ? Vous vous rappelez : M. Émile Zola avait encore cinquante pages à écrire, quand le sort le désigna pour faire partie du jury. Il en éprouva une vive contrariété et il remplit les journaux de ses plaintes.
LE MAGISTRAT
Et même il exprima cette idée, que la fonction de juré devrait être facultative. En quoi il montra qu'il ignorait les principes du droit.
UN ROMANCIER NATURALISTE
Et, ce qui est plus grave, il trahit par là sa profonde incuriosité, son mépris du document humain, dont il avait jadis proclamé l'excellence. Il n'a plus le moindre souci de faire vrai, de couper la vie en tranches, en bonnes tranches, comme il disait. II nous renie, le traître, et nous le renions. Entre lui et nous, plus rien de commun. Ne pas vouloir être juré !... Mais le banc du jury, il n'y a pas de meilleure place pour observer les bas-fonds de la société, le vrai fond de la nature humaine. Être juré, quelle chance pour un naturaliste ! Naturaliste, lui, Zola, jamais !
LE MAÎTRE DE LA MAISON
Jamais, c'est beaucoup dire... Anisette, curaçao ou fine Champagne ? Car, enfin, il est le chef de l'école naturaliste.
UN PHILOSOPHE
Heu ! cela ne veut rien dire. Il est rare qu'un maître appartienne autant que ses disciples à l'école qu'il a fondée... Anisette.
LE ROMANCIER NATURALISTE
Pardon ! ne brouillons pas les dates. C'est Flaubert et les Goncourt qui ont créé le naturalisme.
UN ACADÉMICIEN
Messieurs, il me semble que vous êtes bien ingrats envers Champfleury.
LE PHILOSOPHE
Champfleury était un précurseur et les précurseurs disparaissent fatalement devant ceux qu'ils annoncent. Sans quoi ils seraient non plus les précurseurs, mais les messies. D'ailleurs, Champfleury écrivait abominablement.
L'ACADÉMICIEN
Oh ! je n'ai rien lu de lui.
LE MAÎTRE DE LA MAISON
Moi, je n'ai pas lu encore entièrement la Bête humaine. Tenez, la voilà sur cette table-là... ce petit volume jaune. Il me semble que c'est... Comment dirai-je ?
UN PROFESSEUR
C'est crevant !
LE MAÎTRE DE LA MAISON
En effet, je trouve aussi…
UN IDÉALISTE
Moi, je ne connais pas de livre plus intéressant. C'est sublime !
LE MAÎTRE DE LA MAISON
Oui, à certains points de vue. Mais il y des brutalités voulues, des obscénités qui choquent...
LE PHILOSOPHE
Voyons, messieurs, soyons francs et, s'il est possible, soyons sincères avec nous-mêmes. Est-ce que réellement les brutalités de M. Zola vous choquent autant que vous dites ? J'en doute. Car enfin, dès que nous avons dîné, nous laissons les femmes seules et nous nous réfugions ici, dans le fumoir, pour tenir des propos infiniment plus grossiers que tout ce que M. Zola peut imprimer.
LE MAÎTRE DE LA MAISON
Ce n'est pas la même chose.
L’ACADÉMICIEN
Ici, nous laissons reposer notre esprit.
UN CRITIQUE
Il y a deux sujets distincts dans la Bête humaine : une cause célèbre et une monographie des voies ferrées.
UN INGÉNIEUR
Moi je préfère la cause célèbre. Ce que Zola a dit de la magistrature est profondément vrai.
LE MAGISTRAT
Je l'aime mieux quand il parle des chemins de fer.
LE CRITIQUE
Mais quelle bizarre idée de souder ainsi ces deux romans. L'un est un innocent ouvrage qui semble fait pour apprendre à la jeunesse le fonctionnement des chemins de fer. On dirait que le bon Jules Verne l'a inspiré à M. Émile Zola. Chaque scène trahit un vulgarisateur méthodique. Le train arrêté dans les neiges, la rencontre du fardier sur le passage à niveau, produisant un déraillement, et la lutte du chauffeur et du mécanicien sur le petit pont de tôle de la machine pendant que le train marche à toute vitesse, voilà des épisodes instructifs. Je ne crains pas de le dire c'est du Verne, et du meilleur.
Et quels soins pédagogiques ; quelles ruses maternelles pour apprendre aux jeunes gens à distinguer la machine d'express à deux grandes roues couplées de la petite machine-tender aux trois roues basses, pour les initier à la manœuvre des plaques tournantes, des aiguilles et des signaux, pour leur montrer le débranchement d'un train et leur faire remarquer la locomotive qui demande la voie en sifflant. Aucun ami de la jeunesse, non pas même M. Guillemin n'a énuméré avec une patience plus méritoire les diverses parties de la machine, cylindres, manettes, soupape, bielle, régulateur, purgeurs ; les deux longerons, les tiroirs avec leurs excentriques, les godets graisseurs des cylindres, la tringle de la sablière et la tringle du sifflet, le volant de l'injecteur et le volant du changement de marche.
L'IDÉALISTE
Cela est en effet un peu bien analytique et M. Émile Zola se plaît dans les dénombrements. En quoi il ressemble à Homère. Mais quand il parle « de cette logique, de cette exactitude qui fait la beauté des êtres de métal », croyez-vous qu'il rappelle encore Verne et Guillemin ? Quand il fait de la machine montée par Jacques Lantier, de la Lison, un être vivant, quand il la montre si belle dans sa jeunesse ardente et souple, puis atteinte, sous un ouragan de neige, d'une maladie lourde et profonde et devenue comme phtisique, puis enfin mourant de mort violente, éventrée et rendant l'âme, n'est-il qu'un vulgarisateur puéril des conquêtes de la science ? Non, non, cet homme est un poète. Son génie, grand et simple, crée des symboles. Il fait naître des mythes nouveaux. Les Grecs avaient créé la dryade. Il a créé la Lison : ces deux créations se valent et sont toutes deux immortelles. Il est le grand lyrique de ce temps.
UN HOMME DU MONDE
Hum ! et la Mouquette, dans Germinal, est-ce lyrique, cela ?
L'IDÉALISTE
Certes. Du dos de la Mouquette il a fait un symbole. Il est poète, vous dis-je.
LE NATURALISTE
Vous êtes dur pour lui, mais il le mérite.
LE CRITIQUE, qui n'a rien entendu et qui feuillette depuis quelque temps le petit volume jaune
Messieurs, écoutez cette page. (Il lit) :
Le sous-chef de service leva sa lanterne, pour que le mécanicien demandât la voie. Il y eut deux coups de sifflet, et là-bas, près du poste de l'aiguilleur, le feu rouge s'effaça, fut remplacé par un feu blanc. Debout à la porte du fourgon, le conducteur-chef attendait l'ordre du départ, qu'il transmit. Le mécanicien siffla encore, longuement, ouvrit son régulateur, démarrant la machine. On partait. D'abord, le mouvement fut insensible, puis le train roula. Il fila sous le pont de l'Europe, s'enfonça vers le tunnel des Batignolles.
Est-il didactisme plus simple et cette page ne vous semble-t-elle pas tirée d'un de ces bons volumes de la Bibliothèque des merveilles, fondée par le regretté M. Charton ? Soyons juste, on ne peut pousser plus loin la platitude et l'innocence. Comme nous le disions tout à 1’heure, M. Zola nous a donné là un roman pour les écoles. Et par une aberration prodigieuse, par une sorte de folie, il a mêlé les scènes enfantines à une histoire de luxure et de crime. On y voit un vieillard infâme, souillant des petites filles, un empoisonneur impuni, une jeune femme scélérate, horriblement douce, et un monstre qui, associant dans son cerveau malade l'idée du meurtre à celle de la volupté, ne peut s'empêcher d'égorger les femmes qu'il aime. Et ce qu'il y a de plus épouvantable, c'est le calme de ces êtres qui portent paisiblement leurs crimes, comme un pommier ses fruits. Je ne dis pas que cela soit faux. Je crois, au contraire, que certains hommes sont criminels avec naturel et simplicité, ingénument, dans une sorte de candeur ; mais la juxtaposition de ces deux romans est quelque chose de bizarre.
L’HOMME DU MONDE
L'homme qui tue les femmes, cela existe. J'ai connu un jeune Anglais chauve et très correct, qui regrettait qu’il n'y eût pas à Paris des...
LE PHILOSOPHE
Certainement cela existe... tout existe. Mais le mécanicien sadique de M. Zola s'analyse beaucoup trop. Il se sent emporté, dit M. Zola, « par l'hérédité de violence, par le besoin de meurtre qui dans les forêts premières, jetait la bête sur la bête ». Il se demande si ses désirs monstrueux ne viennent pas « du mal que les femmes ont fait à sa race, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes ». Il semble qu'il ait étudié l'anthropologie et l'archéologie préhistorique, lu Darwin et suivi les derniers congrès des criminalistes. On voit trop que M. Zola a pensé pour lui.
LE MAÎTRE DE LA MAISON
Vous savez que, pour décrire les sensations d'un mécanicien, M. Zola est allé sur une machine, de Paris à Mantes. On a même fait son portrait pendant le trajet.
LE PHILOSOPHE
En effet, il a monté sur une machine et il a été étonné et il a communiqué son étonnement au chauffeur et au mécanicien de son livre.
LE NATURALISTE
Je ne défends pas Zola qui, comme dit Rosny, est terrible de truquage. Mais enfin, pour étudier l'existence d'un chauffeur, il ne pouvait pas louer une villa sur le lac de Côme.
LE PHILOSOPHE
Il ne suffit pas de voir ce que voient les autres pour voir comme eux. Zola a vu ce que voit un mécanicien ; il n'a pas vu comme voit un mécanicien.
LE NATURALISTE
Alors vous niez l'observation ?
L'ACADÉMICIEN
Ces cigares sont excellents... On dit que M. Émile Zola a mis dans son roman la première Gabrielle, cette femme Fenayrou, dont les manières étaient si douces, et qui livra son amant avec facilité et qui lui tint les jambes pendant qu'on l'étouffait.
LE MAÎTRE DE LA MAISON
Dalila !
L’HOMME DU MONDE
C'est dans le sexe. On se sert de la femelle de la perdrix pour prendre le mâle. Cela s'appelle chasser à la chanterelle.
LE CRITIQUE
La Gabrielle de M. Zola se nomme Séverine. C'est une figure bien dessinée et elle compte parmi les plus singulières créations du maître, cette criminelle délicate, si paisible et si douce aux yeux de pervenche, qui exhale la sympathie !
LE PHILOSOPHE
Il y a aussi dans la Bête humaine une figure épisodique d'un fin dessin ; celle de M. Camy-Lamotte, secrétaire général du ministre de la justice en 1870, magistrat politique, infiniment las, qui croit que rien ne vaut la fatigue d'être juste, qui n'a plus d'autre vertu qu'une élégante correction et qui n'estime plus que la grâce et la finesse.
LE MAGISTRAT
M. Zola ne connaît pas la magistrature. S'il m'avait demandé des renseignements…
LE PHILOSOPHE
Eh bien !
LE MAGISTRAT
Naturellement, je les lui aurais refusés. Mais je connais mieux que lui les vices de notre organisation judiciaire. J'affirme qu'il n'y a pas un seul juge d'instruction comme son Denizet.
L’IDÉALISTE
Pourtant il est admirable et grand comme le monde, cet exemplaire de la bêtise des gens d'esprit, ce juge qui voit la logique partout, qui n'admet pas une faute de raisonnement chez les prévenus et qui inspire aux accusés stupéfaits cette pensée accablante : « À quoi bon dire la vérité, puisque c'est le mensonge qui est logique ? »
LE MAÎTRE DE LA MAISON
Ce roman de Zola me semble noir.
LE CRITIQUE
Il est vrai qu'on y commet beaucoup de crimes. Sur dix personnages principaux, six périssent de mort violente et deux vont au bagne. Ce n'est pas la proportion réelle.
LE MAGISTRAT
Non, ce n'est pas la proportion.
LE CRITIQUE
M. Alexandre Dumas reprochait un jour à un confrère de ne mettre sur la scène que des coquins. Et il ajoutait avec une gaieté farouche : « Vous avez tort. Il se trouve dans toutes les sociétés une certaine proportion d'honnêtes gens. Ainsi nous sommes deux ici, et il y a un honnête homme. » Je dirai à mon tour : Nous sommes dix dans ce fumoir. Il doit y avoir de cinq à six honnêtes gens parmi nous. C'est la proportion moyenne. Puisque enfin les honnêtes gens l'emportent dans la vie, c'est qu'ils sont les plus nombreux. Mais ils l'emportent de peu... et pas toujours. Ils forment, en somme, une très petite majorité. M. Zola a méconnu la proportion vraie. Ce n'est pas qu'il ne se rencontre aucun personnage sympathique dans son nouveau roman. Il y en a deux. Un carrier nommé Cabuche, un repris de justice, qui a tué un homme. Mais vous n'entendez rien au réalisme de M. Zola si vous croyez que ce carrier est un simple carrier ; c'est un demi-dieu rustique, un hercule des bois et des cavernes, un géant qui parfois a la main lourde, mais dont le cœur est pur comme le cœur d'un enfant et l'âme pleine d'un amour idéal. Il y a aussi la belle Flore, qui est sympathique. Elle a fait dérailler un train et causé la mort horrible de neuf personnes ; mais c'était dans un beau transport de jalousie. Flore est une garde-barrière de la compagnie ; c'est aussi une nymphe oréade, une amazone, que sais-je, un symbole auguste de la nature vierge et des forces souterraines de la terre.
LE ROMANCIER IDÉALISTE
Je vous disais bien que M. Zola était un grand idéaliste.
LE MAÎTRE DE LA MAISON
Messieurs, si vous avez fini de fumer. Ces dames se plaignent de votre absence.
(Ils se lèvent.)
L'ACADÉMICIEN (debout, à l'oreille du professeur)
Je vous avoue que je n'ai jamais lu une page de Zola. À l'Académie, nous sommes trente-cinq dans le même cas. Au reste, nous ignorons généralement les œuvres des candidats, surtout quand ce sont des œuvres littéraires. Nous sommes surchargés de travail : les commissions, le Dictionnaire... Nous n'avons pas le temps de lire.
LE PROFESSEUR
Mais comment vous faites-vous; une idée du mérite des candidats ?
L'ACADÉMICIEN
Oh ! mon Dieu ! tout finit par se savoir, nous parvenons presque toujours à nous faire une conviction approximative. Ainsi on m'avait dit que M. Zola avait de mauvaises façons. Eh bien ! ce n'est pas vrai. Il est venu me voir : il s'est présenté très convenablement.
ANATOLE FRANCE.