> “ Le Temps ” du vendredi 23 mai 1884 (*)
AFFAIRES MILITAIRES
ARMÉE
RÉCEPTION DE LA LIGNE DU CHEMIN DE FER DE DIE À ASPRES-LÈS-VEYNES
Livron, 22 mai, 7 heures matin.
Le rapide de nuit de Paris à Marseille s'est arrêté ce matin à Livron, où il ne fait d'ordinaire que passer, pour laisser le haut personnel de la compagnie de Lyon et les ingénieurs des grandes gares voisines, qui partent par train spécial à destination d'Aspres-sur-Buech pour la réception de la ligne de Livron à Briançon, c'est-à-dire du Rhône à la frontière italienne par la vallée de la Drôme et de la Durance.
La ligne, qui doit être inaugurée le 1er juin, est la plus importante des lignes entreprises en ce moment dans les Alpes, car elle remédie aux difficultés du trajet entre Briançon, notre grande place forte du mont Genèvre, et les centres de mobilisation. La distance entre la vallée du Rhône et celle de la Durance est raccourcie de 110 kilomètres ; les pentes, très fortes sur la ligne de Grenoble à Marseille, sont beaucoup plus douces sur la voie nouvelle, grâce au percement de nombreux tunnels, dont l'un, celui du col de Cabre, n'a pas moins de 3,762 mètres.
Par la gare de Livron, où la ligne de Privas traverse le Rhône, et les lignes qui longent le fleuve, les troupes des garnisons voisines, dans les 14e et 15e corps, Montélimar, Privas et Valence, peuvent être rapidement portées dans les Hautes-Alpes. La ligne nouvelle est donc éminemment stratégique c'est à ce titre qu'elle a obtenu de l’État de si grands sacrifices elle n'aura pas coûté moins de 300 millions.
Die, 9 h. 45.
La section de Livron à Crest est ouverte depuis de longues années déjà ; celle de Crest à Die est exploitée depuis 1885. Elle est fort belle. De là, la plaine de la Drôme, large, lumineuse, est très pittoresque. Crest, la principale ville, a grand caractère avec son énorme donjon.
Au-delà, la vue des belles montagnes du Glandaz, puis les collines se resserrent, la vallée devient gorge. Voici la petite ville de Saillans, au pied de mamelons couverts de vignes. Au-delà commencent des gorges très austères mais fort belles, puis on entre dans le large bassin de Pontaix que dominent des pics rocheux couverts d'une maigre verdure et de hautes roches rougeâtres semblables à des tours en ruine.
La gorge se resserre à Pontaix, un des sites les plus étranges et les plus beaux du Midi, et s'entr’ouvre devant un beau bassin planté de vignes, de noyers et de mûriers. Toute cette vallée est bizarrement découpée, aux stratifications étranges, avec des ruines, des plus curieuses mais aussi des plus arides ; par contre, les vallons latéraux sont boisés, puis s’entr'ouvre le large bassin de Die.