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SOUVENIRS FERROVIAIRES AU CIMETIÈRE DE MONTMARTRE

EUGÈNE LABICHE (1815-1888)

UN BUFFET DE CHEMIN DE FER EN 1864 PEINTURE DE GUSTAVE DROZ (PARIS 1832, 1895)
UN BUFFET DE CHEMIN DE FER EN 1864
PEINTURE DE GUSTAVE DROZ (PARIS 1832, 1895)

Le chemin de fer, intrinsèque à la société au Second Empire, est très présent dans le théâtre d'Eugène Labiche : Maman Sabouleux et Mon Isménie (1852), la Perle de la Canebière (1855), l'Affaire de la Rue de Lourcine (1857), les Petites Mains (1859), le Voyage de Monsieur Perrichon (1860) avec la scène inaugurale à la Gare de Lyon, Un pied dans le Crime (1866) et l'incident en gare lors de la manipulation des bagages… etc, et principalement dans le vaudeville ferroviaire les Chemins de Fer (1867) caractérisé par « l'extravagance pure, le fou-rire bête et limpide, une vitesse d'exécution qu'on ne retrouvera que chez les frères Marx, une nudité de gaieté qu'on ne retrouvera que dans quelques plans de Tati. » (Michel Cournot, LE MONDE du 24 février 1979).

du mercredi 25 janvier 1888

COURRIER DES THÉÂTRES

Voici quelques détails sur la sépulture où va reposer le célèbre académicien, auteur de l'immortel Chapeau de paille d'Italie.

Le tombeau d'Eugène Labiche, au cimetière Montmartre, est dans la 11e division, chemin Jomigny, 1re ligne.

C'est une chapelle ordinaire, de deux mètres carrés, touchant presque à une autre chapelle exactement semblable, et dans laquelle repose, depuis le 12 mars 1868, Marc-Michel, le collaborateur de Labiche pour le Chapeau de paille d'Italie et pour tant d'autres œuvres comiques.

La famille Labiche a fait édifier sa chapelle, pareille à celle de Marc-Michel, immédiatement après le décès de celui-ci, car le seul corps inhumé jusqu'à ce jour dans le caveau de Labiche est celui d'une petite fille, Marie Labiche, décédée le 12 mai 1868, deux mois après Marc-Michel.

Les sépultures des deux collaborateurs sont dans le même état de dégradation. La croix qui surmontait la chapelle Labiche est tombée ; l'intérieur du tombeau est composé d'un petit autel en marbre blanc, sur lequel on a posé une vierge en plâtre et une petite croix massive en marbre blanc. Rien de plus. Sur les parois du caveau, huit petits encadrements, pour placer les noms des pensionnaires qu'attendent les huit cases.

Non loin de Labiche, dans des allées très voisines, se trouvent les sépultures de Clairville, d'Offenbach, de Cogniard, de Siraudin, de Goncourt, de la famille Duprez.

 
CHAPELLE FUNÈRAIRE D'EUGÈNE LABICHE
CHAPELLE FUNÈRAIRE D'EUGÈNE LABICHE

LES CHEMINS DE FER
d’Eugène Labiche, Alfred Delacour
et Adolphe Choler
(1867)

ACTE III

Un buffet de chemin de fer ; deux portes au fond donnant sur la voie. Une glace au milieu avec une lampe de chaque côté. Table avec nappe devant la glace. Comptoir chargé de comestibles, éclairé de deux lampes, placé obliquement à droite.

Porte au deuxième plan, à droite.

Armoire praticable au bout du comptoir, face au public.

Porte au deuxième plan à gauche, poêle allumé près de cette porte. Table et deux chaises au premier plan à gauche ; guéridon avec nappe au premier plan à droite, près du comptoir. Chaises au fond, un panier plein de légumes sous la table de gauche.

Scène I

Voyageurs, Une demoiselle assise au comptoir ; puis Tapiou et le Chef de Gare ; puis Ginginet.

Au lever du rideau, les voyageurs consomment, les uns sont au buffet, les autres sont attablés.

Chœur

Garçons ! Garçons ! L’heure s’avance :
Dépêchez-vous de nous servir ;
Et surtout faites diligence,
Car bientôt le train va partir !

Tous, criant.

Garçon ! Garçon !

Le Chef de Gare, entrant, suivi de Tapiou.

Ne vous pressez pas, messieurs, vous avez encore un quart d’heure.

Tapiou, entrant de la porte gauche, au fond, en uniforme d’employé de chemin de fer, à part.

Me voilà installé !… On m’a fait endosser l’uniforme de mon prédécesseur… Il est trop court de manches ! Mais le chef de gare m’a dit que ça s’allongeait à l’air.

Le Chef de Gare, qui a causé avec des voyageurs, à Tapiou.

Ah ! Vous voilà, vous !

Tapiou.

Oui, mon chef.

Le Chef de Gare.

Qu’est-ce qu’il y a de nouveau à Paris ?

Tapiou.

Est-ce par rapport à la politique ?

Le Chef de Gare.

Oui…

Tapiou.

Eh bien ! Ne le répétez pas ; il est fortement question de percer la rue de Lisbonne et d’y planter des orangers… Il paraît que le Portugal n’est pas content, à cause des oranges.

Le chef de Gare.

Oui (À part.) On m’a expédié là une jolie brute ! (Haut.) Le train va partir… vous allez décrocher les deux derniers wagons… un wagon à bestiaux et un wagon de marchandises… Vous les laisserez sur la voie. Il le quitte et remonte au fond.

Tapiou.

Oui, mon chef. (À part.) Les deux derniers wagons… un wagon de bestiaux et un wagon de marchandises… ça fait quatre wagons à décrocher… c’est raide pour un homme seul… Mais, j’arrive ; ne disons rien. (Sortant.) C’est égal, quatre wagons, c’est raide ! (Il sort par le fond, à droite.)

Ginginet, entrant par le fond, à gauche, à la cantonade.

Tout de suite ! Je reviens ! Ne quittez pas votre wagon. (À la demoiselle de comptoir.) Pardon, mademoiselle, je voudrais trois petits pains… bien tendres.

La Demoiselle.

Très bien… Vous faut-il autre chose ?

Ginginet.

Non… pas pour le moment, nous avons nos petites provisions dans un panier. (À part.) Comme ça, on n’est pas écorché. (Haut.) Ah ! Vous n’auriez pas une boîte de pâte de guimauve… ou de jujube ?

La Demoiselle.

Non, monsieur.

Ginginet.

C’est que nous avons dans notre wagon un vieux monsieur qui tousse à fendre la locomotive… c’est un homme très bien, du reste… Il m’a avoué qu’il était dans l’enregistrement, conservateur des hypothèques.

La Demoiselle.

Nous avons du sucre d’orge bien frais.

Ginginet.

À la guimauve ?

La Demoiselle.

Non, à l’absinthe.

Ginginet.

Diable ! C’est que l’absinthe… pour le rhume… Après ça… ça peut donner un coup de fouet… Mettez-en un… Pardon, quel prix ?

La Demoiselle.

Dix centimes.

Ginginet.

Mettez !… Ayez l’obligeance de m’envelopper ça. (À part, descendant sur le devant.) Je voudrais bien faire aussi un cadeau à la nourrice… elle est belle fille et provocante. Entre nous, elle m’a marché sur les pieds à plusieurs reprises ; alors, moi, j’ai riposté… Ma femme dormait, et nous nous sommes piétinés comme ça une partie de la nuit… C’est ennuyeux, parce qu’elle a de gros souliers… Mon Dieu ! Je ne suis pas un don Juan, mais j’ai le sang gaulois… En chemin de fer surtout, j’ai le sang gaulois… J’ai envie de lui offrir deux oranges pour mettre sur sa commode. (Haut à la demoiselle de comptoir.) Mademoiselle, vous ajouterez deux oranges. (Se ravisant.) Combien les oranges ?

La Demoiselle.

Quarante centimes.

Ginginet.

Huit sous ! N’en mettez qu’une. (À part.) Je lui dirai que c’était la dernière.

Le Chef de Gare, s’approchant de Ginginet.

Monsieur arrive de Paris ?

Ginginet.

En ligne directe.

Le Chef de Gare.

Et que dit-on de nouveau ?

Ginginet.

Ah ! Il y a des nouvelles. (Mystérieusement.) Il paraît qu’on ne percera pas la rue de Lisbonne.

Le Chef de Gare.

Pourquoi ?

Ginginet.

Je ne sais pas ; on ne nous dit rien !

Le Chef de Gare, le quittant.

Pardon, monsieur.

Ginginet, le saluant.

Monsieur ! (À part.) C’est Colombe, ma bonne, qui m’inquiète, elle ne va pas mieux… Le conservateur des hypothèques a eu l’idée de la faire passer dans le wagon des dames… Je viens de la voir, elle m’a demandé du jambon ; dans sa position, je me suis énergiquement opposé !

La Demoiselle, qui a fini d’envelopper la commande de Ginginet.

Voici, monsieur.

Ginginet, s’approchant du comptoir.

Ah ! Très bien !… Nous disons : six de pain, huit d’orange et deux de sucre d’orge, ça fait seize sous. (Lui donnant une pièce.) Veuillez me rendre.

La Demoiselle, lui rendant sa pièce.

C’est une pièce étrangère… ça ne passe pas.

Ginginet, l’examinant.

Tiens ! C’est vrai, qui est-ce qui m’a fourré ça ?… Je vais la mettre de côté, ça sert pour la statue de Voltaire… En voici une autre. (La demoiselle lui rend sa monnaie. Saluant.) Serviteur, à une autre fois. Mademoiselle, j’ai bien l’honneur… (Il sort par la porte du fond, à gauche.)

Tapiou, entrant par la porte du fond à droite, une cloche à la main et sonnant.

En voiture, messieurs les voyageurs, en voiture !

Le Chef de Gare, à Tapiou.

Taisez-vous donc ! On ne sonne pas dans le buffet.

Chœur des voyageurs

Regagnons
Nos wagons,
Et mettons-nous en route.
C’est affreux, ce que coûte
Un temps d’arrêt
Au buffet !

Les voyageurs payent et sortent par le fond, droite et gauche. Tapiou les suit en agitant sa cloche.

Scène II

Le Chef de Gare, La Demoiselle de comptoir ; puis Bernardon ; puis Le Chef du Buffet

Le Chef de Gare, à la demoiselle de comptoir.

La journée est finie, il ne passera plus de train avant demain matin six heures huit. (On entend partir le train.)

La Demoiselle.

Voilà le train qui part.

Le Chef de Gare.

Bonsoir, je vais faire mon bézigue au café des Arts. (Il va pour sortir au fond à droite.)

Bernardon, entrant vivement par la porte du fond à droite.

Ah ! Monsieur le chef de gare, je vous trouve.

Le Chef de Gare.

Monsieur Bernardon… vous paraissez ému !

Bernardon.

Je vous en réponds… Arrêtez le train !

Le Chef de Gare.

Impossible, monsieur… il est parti.

Bernardon.

Nom d’un petit bonhomme ! Il s’assied près du guéridon, premier plan droite.

Le Chef de Gare.

Qu’avez-vous ?

Bernardon.

Je cours après mon caissier… qui m’emporte cent cinquante mille francs.

Le Chef de Gare.

Ah ! Mon Dieu !

Bernardon, à la demoiselle.

Mademoiselle, faites-moi un verre d’eau sucrée… j’ai le gosier brûlant. (Au chef de gare.) Figurez-vous que le polisson… mon caissier… devait déposer cette somme dans la journée chez Marécat, mon banquier… (À la demoiselle.) Un peu de fleur d’oranger, je vous prie, ça calme… (Au chef de gare.) Précisément j’y dînais… chez Marécat… Au dessert, je lui parle de ce versement, il me répond qu’il n’a rien été déposé à mon compte.

Le Chef de Gare.

Sacrebleu !

Bernardon.

Ma digestion s’arrête… (À la demoiselle.) Vous y joindrez un verre de kirsch… ça précipite. (Au chef.) Je demande à voir les livres, nous descendons dans les bureaux… et en effet rien n’avait été déposé ! Mon sang se glace… (À la demoiselle.) Un peu de cognac, ça tonifie. (Au chef de gare.) Alors je me souviens que le soir même j’avais rencontré le polisson… mon caissier… à la gare… prêt à partir… Je me rappelle son air embarrassé, ses mensonges… plus de doute ! C’était une fugue ! Mais je savais quelle ligne il avait prise ; j’adressai un télégramme à tous les chefs de gare. Je fis chauffer une machine… service de l’administration, et je montai dessus… Eh bien ? L’avez-vous vu ? Où est-il ?

Le Chef de Gare.

J’ai bien reçu une dépêche : "Arrêtez caissier" ; mais vous avez oublié de me donner le signalement.

Bernardon, vivement.

Ah ! C’est vrai ! Le trouble… l’émotion… Et vous dites que le train vient de partir ?

Le Chef de Gare.

À l’instant.

Bernardon.

Le polisson se dirige vers la frontière, mais j’y serai avant lui. (Se dirigeant vers la porte au fond, à droite.) Je remonte sur ma locomotive.

La Demoiselle, l’arrêtant.

Monsieur, et votre mélange ?

Bernardon.

Est-ce que j’ai le temps ?… Buvez-le. Il sort vivement, au fond à droite.

Le Chef de Gare, prenant le verre destiné à Bernardon et le buvant.

Tiens, ce n’est pas mauvais !

Le Chef du Buffet, veste et toque de cuisinier entrant par la porte de gauche, deuxième plan.

Tout le monde est parti ?

Le Chef de Gare.

Oui.

La Demoiselle, à part.

Ah ! C’est monsieur… le maître du buffet.

Le Chef du Buffet.

Je viens d’éteindre mes fourneaux. (À la demoiselle.) Vous pouvez fermer la caisse et vous retirer.

La Demoiselle.

Bien, monsieur. Elle sort au premier plan, à droite.

Le Chef de Gare.

Venez-vous faire votre bézigue au café des Arts ?

Le Chef du Buffet.

Non, pas aujourd’hui… J’ai une soirée chez la marchande de tabac.

Il ôte sa veste et sa toque, il est habillé dessous.

Le Chef de Gare.

Ah ! Mon gaillard ! On commence à jaser.

Le Chef du Buffet.

Il n’y a rien, parole d’honneur ! Cette jeune dame a quelques considérations pour moi, parce que je fume des cigares à deux sous.

Le Chef de Gare.

Après ça… ça ne me regarde pas. Adieu !

Il sort, au fond à droite.

Scène III

Le Chef du Buffet, Tapiou

Le Chef du Buffet, seul.

Je voulais lui porter une boîte de pralines… mais ça la compromettrait. Il prend une brosse à cheveux dans le tiroir et se bichonne devant la glace.

Tapiou, entrant du fond gauche, à part.

J’ai décroché les quatre wagons et je les ai poussés là, devant le buffet.

Le Chef du Buffet, l’apercevant, à part.

Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? (Haut.) Qui êtes-vous ?

Tapiou.

C’est moi qui suis le nouvel employé.

Le Chef, à part.

Ah ! Très bien ! (Haut.) Je vais en soirée… vous pouvez aller vous coucher.

Tapiou.

Ousque ?

Le Chef.

Vous dites ?

Tapiou.

Me coucher… ousque ?

Le Chef.

Chez vous… Vous n’avez donc pas retenu de chambre ?

Tapiou.

Non… j’arrive… Oh ! Pour une nuit… je dormirai ici…

Le Chef.

Oui… (Appelant.) Joseph ! (Un garçon de café vient l’aider à tout enlever ; à part.) Il est sans-gêne, serrons tout. (Il s’approche du buffet et enlève tous les comestibles qui y sont.) Je ne le connais pas, moi, cet homme-là.

Tapiou.

Qu’est-ce que vous faites ?

Le Chef.

Je vous fais de la place… vous serez plus à votre aise. (Posant un panier dans un coin, au premier plan droite ; à part.) Un panier de légumes crus, il n’y a pas de danger. (Haut, sortant avec toutes les provisions.) Avant de vous coucher, vous éteindrez la lampe, bonsoir.

Tapiou.

Bonne nuit.

Le chef du buffet sort au premier plan, droite derrière le comptoir.

Scène IV

Tapiou ; puis Ginginet

Tapiou, seul.

Ouf ! J'ai décroché quatre wagons, j’ai les bras cassés ; couchons-nous. (Il ôte son habit. Voyant sur le guéridon, premier plan droite, la veste et la toque de cuisinier.) Tiens… un costume de cuisinier… Je l’ai porté jadis… et je ne puis le revoir sans émotion. (Il passe la veste.) On est beau là dedans !… (Il met la toque) et là-dessous ! Je voudrais avoir autant de mille francs de rente que j’ai fasciné de femmes sous cet uniforme. (Il accroche sa tunique et son képi à une patère, au premier plan droite.) À ma connaissance, je n’ai jamais manqué une blanchisseuse… ce costume les grise… je vais dormir dedans… il m’ouvrira la porte des rêves !… Éteignons la lampe.

Il se dirige vers le comptoir.

Ginginet, entrant par le fond, à gauche ; il tient une bouteille vide à la main.

Pardon, mademoiselle… c’est encore moi qui viens vous déranger.

Tapiou, se retournant et à part.

Qu’est-ce qu’est que celui-là ?

Ginginet, regardant le comptoir.

Tiens… elle n’y est plus. (Apercevant Tapiou.) Ah ! Un cuisinier. (À Tapiou.) Nos dames ont soif, et je vous demanderai un peu d’eau pour emplir ma bouteille.

Tapiou.

Oui… D’où sortez-vous ?

Ginginet.

De mon wagon, parbleu !

Tapiou, ahuri.

Et… et où allez-vous ?

Ginginet.

À Croupenbach, par le train qui va partir.

Tapiou.

Vous en êtes bien sûr ?

Ginginet.

Nous sommes là… dans les wagons qui sont sur la voie.

Tapiou, à part.

Sacrebleu ! Je l’ai décroché avec les bestiaux !…

Ginginet, prenant une carafe et emplissant sa bouteille.

Vous permettez ?…

Tapiou.

À votre service.

Ginginet, à part, secouant sa jambe.

La nounou m’a marché sur un cor… Je la crois très passionnée, cette femme-là. (Haut à Tapiou.) Partons-nous bientôt ?

Tapiou.

Dans la minute ! Dans la minute !

Ginginet.

Alors, je me sauve ! Serviteur !

Il sort à gauche au fond par la porte qui conduit sur la voie.

Scène V

Tapiou ; puis Courtevoil ; puis Ginginet, Clémence, Jules, La Nourrice

Tapiou, seul.

Sapristi ! Qu’est-ce que j’ai fait là ! J’ai décroché un wagon de voyageurs avec les vaches et les bœufs ! On va s’en apercevoir ! Si c’est comme ça que je commence !… (Prêtant l’oreille.) Je n’entends rien ! S’ils pouvaient se rendormir… on les raccrocherait demain matin au train de six heures huit. (On entend les mugissements d’un bœuf.) Un bœuf ! Tais-toi donc ! Animal !… Il va les réveiller ! (Le bœuf se tait.) Il se calme ! Je vais toujours éteindre la lampe, parce que la lumière… (Nouveau beuglement du bœuf.) Allons, bon.

La voix de Courtevoil, dans la coulisse.

Qu’est-ce que vous dites ? Insolent ! Taisez-vous.

Tapiou.

En voilà un qui se dispute avec le bœuf.

Courtevoil, entrant du fond à gauche et à la cantonade.

Je te couperai les oreilles ! Polisson ! (À Tapiou.) Donne-moi du feu, toi.

Tapiou, à part.

C’est le capitaine.

Courtevoil, à Tapiou.

Est-ce que tu ne m’entends pas, ratatouille ?

Tapiou, lui présentant une allumette enflammée.

Voilà ! Voilà !

Courtevoil, allumant un cigare.

Combien d’arrêt ?

Tapiou.

Vingt-cinq minutes… on forme le train.

Courtevoil.

Trop long ! Trop long !… Il faut que je sois à six heures au bout du pont. (À Tapiou.) As-tu servi ?

Tapiou.

Servi… quoi ?

Courtevoil.

As-tu été militaire ?

Tapiou.

Non !

Courtevoil.

Alors, fiche-moi la paix !

Tapiou, à part.

Il ne va pas être commode à amuser, celui-là !

Ginginet, entrant du fond à gauche, suivi de Clémence, de Jules et de la nourrice.

Puisqu’on ne part pas encore, venez vous chauffer, mesdames… il y a du feu… et ça ne coûte rien.

Tapiou, à part.

Encore des voyageurs !… Il paraît que j’en ai décroché pas mal.

Ginginet, à la nourrice.

Qu’est-ce que vous avez fait de votre enfant ?

La Nourrice.

Il dormait, je l’ai laissé sur la banquette.

Jules.

En remontant, il faudra bien prendre garde de ne pas vous asseoir dessus… ça le réveillerait, ce pauvre petit.

Ginginet, à part.

Il est excellent, cet homme-là ! (Haut à Jules.) Approchez-vous du feu, monsieur le conservateur des hypothèques…

Jules, offrant une chaise à Clémence.

Les dames d’abord…

Clémence.

Il y a place pour tout le monde.

Jules, la faisant asseoir en lui baisant la main.

Je vous en prie.

Clémence, retirant sa main.

Mais, monsieur…

Jules est pris d’une quinte de toux.

Ginginet, à part.

Pauvre homme ! Il n’ira pas loin.

Courtevoil, assis, à part.

En voilà un qui est embêtant avec sa coqueluche.

Ginginet.

Voulez-vous que j’aille chercher votre potion ?

Jules.

C’est inutile… c’est ma troisième crise… J’en ai cinq dans la nuit…

Ginginet.

Encore deux !

Jules.

Et après, je toussaille, mais ce n’est pas sérieux.

Clémence, à son mari, lui montrant Courtevoil qui fume à une table.

Peut-être que l’odeur du cigare…

Ginginet.

C’est juste. (Allant à Courtevoil et le saluant.)
Capitaine… nous avons ici un vieillard qui est souffrant.

Courtevoil.

Eh bien ? Je ne suis pas médecin.

Ginginet.

Non, mais peut-être que la fumée de votre cigare…

Courtevoil.

J’endure bien son rhume… il peut bien avaler ma fumée.

Ginginet.

Oui, je n’insiste pas ! (À part.) Porc-épic !

Clémence, qui s’est levée, et s’adressant au capitaine d’une voix câline.

Et moi, capitaine, me refuserez-vous, si je vous prie d’éteindre votre cigare ?

Courtevoil, se levant.

Quand une femme commande, c’est comme si elle ordonnait… (Appelant.) Ratatouille !

Tapiou.

Capitaine !

Courtevoil.

Un couteau.

Tapiou, le lui donnant.

Voilà. (À part.) Qu’est-ce qu’il va faire ? (Courtevoil coupe sur la table la partie du cigare allumée. À part.) Bien ! Il a coupé la nappe.

Courtevoil, à Clémence, galamment.

Pour la beauté, on ne recule devant aucun sacrifice.

Clémence, le saluant.

Merci, capitaine.

Courtevoil, à part.

Bégueule ! (Il serre le reste de son cigare dans son étui en fer-blanc.)

Tapiou, à part.

Jusqu’à présent, cette petite soirée se passe très bien.

Jules, à Tapiou.

Monsieur le chef ! Monsieur le chef ! Combien devons-nous rester ici ?

Tapiou, passant entre Courtevoil et Ginginet.

Trente-cinq minutes d’arrêt.

Courtevoil.

Tu m’as dit vingt-cinq.

Tapiou.

Il y a dix minutes de cela.

Courtevoil.

Eh bien ?

Tapiou.

Dix et vingt-cinq font trente-cinq.

Courtevoil.

C’est juste.

Tapiou remonte près de la table au fond.

Ginginet, à Jules.

Comment vous trouvez-vous ?

Jules.

Bien faible.

Ginginet.

Si vous preniez quelque chose… un potage gras.

Jules.

Je préférerais un tapioca au lait d’amandes.

Ginginet, à Tapiou.

Vite, servez à M. le conservateur un tapioca au lait d’amandes.

Tapiou, descendant à la gauche de Ginginet.

C’est que… je ne sais pas s’il en reste… Je vais voir à la cuisine.

Jules.

Monsieur le chef ! Monsieur le chef ! Bien sucré… n’est-ce pas ?

Tapiou, à part.

S’ils pouvaient souper, ça me ferait gagner du temps.

Il disparaît par la porte à droite, derrière le comptoir.

Courtevoil.

C’est embêtant de croquer le marmot comme ça. (À Ginginet.) Jouez-vous au piquet, vous ! L’homme au gros ventre ?

Ginginet, étonné.

C’est à moi que vous faites l’honneur ?…

Courtevoil.

Oui.

Ginginet.

Je me permettrai d’abord de vous faire observer que je ne m’appelle pas l’homme au gros ventre.

Courtevoil.

Hein ?

Ginginet, à part.

Il me dit ça devant la nourrice. (Haut.) Quant à jouer le piquet… cela m’arrive quelquefois… le dimanche, en famille… mais jamais avec les personnes que je ne connais pas.

Clémence.

Mon ami !

Courtevoil, à part.

On dirait qu’il cherche une affaire.

Tapiou, entrant avec une lanterne, à part.

Tout le monde est couché… les fourneaux sont éteints… Je n’ai rien trouvé qu’un vieux bonnet à poil dans lequel couche le chat.

Clémence.

Eh bien ! Ce tapioca ?

Tapiou.

Il est sur le feu… on le prépare.

Courtevoil, appelant.

Ratatouille !

Tapiou.

Capitaine !

Courtevoil.

Qu’est-ce qu’il y a à voir dans ton pays ?

Tapiou.

S’il vous plaît ?

Courtevoil.

Y a-t-il des monuments… une caserne ?…

Tapiou.

Non… nous n’avons pas de caserne pour le moment.

Courtevoil.

Alors, c’est une bicoque !

Tapiou, à part.

Tiens ! Si je pouvais les promener… ça gagnerait du temps… (Haut.) Par exemple, il y a deux choses bien curieuses que tous les voyageurs visitent.

Tous.

Qu’est-ce que c’est ?

Tapiou, à part.

Ah ! Oui, au fait ! (Haut.) Eh bien ! Nous avons d’abord les remparts… on y jouit d’une vue !… Quand le soleil se lève, et si vous voulez attendre jusqu’à six heures huit…

Courtevoil.

Allons donc ! Imbécile !

Tapiou, à part.

Qu’est-ce que je pourrais bien inventer ? Ah ! (Haut.) Ensuite, nous avons le puits !…

Ginginet.

Quel puits ?

Tapiou.

Le puits de M. L’Hérissard…

Jules.

Un puits historique ?

Courtevoil.

Un puits militaire ?

Tapiou.

Je ne sais pas s’il est historique ou militaire… mais il a un écho… Quand on crie dedans : Caroline !… Il répond : Broum ! Broum ! Broum !

Ginginet.

Très curieux !

Tous.

Allons voir le puits !

Tapiou.

C’est que… il est minuit… et la porte de M. L’Hérissard doit être fermée… Si vous attendiez jusqu’à six heures huit…

Courtevoil.

Allons donc ! On la lui fera ouvrir, sa porte !

Ginginet.

Déranger un monsieur… que nous ne connaissons pas… J’inclinerai plutôt pour les remparts.

Courtevoil, passant devant Tapiou, à Ginginet.

Ah çà ! Vous allez finir, vous !

Ginginet.

Quoi donc ?

Courtevoil.

Quand je parle d’aller voir le puits, vous proposez les remparts… Si c’est une affaire que vous cherchez…

Ginginet.

Moi ?

Jules, intervenant entre Ginginet et Courtevoil.

Voyons, messieurs… il y a moyen de s’entendre… Nous avons trente-cinq minutes… nous irons voir les deux !

Courtevoil.

Soit ! Mais on commencera par le puits ! (À Tapiou). Marche devant !

Tapiou, à part.

Je vais les perdre… et je leur dirai qu’ils ont manqué le train…

Il allume une lanterne et éteint la lampe.

Chœur

Air du Champagne
Il faut voir le puits que l’on cite ;
Partons donc sans aucun retard,
Et courons tous faire visite
À ce bon M. L’Hérissard.

Tous sortent par la porte de droite au fond, conduisant à l’extérieur.

Scène VI

Lucien, Jenny ; puis Tapiou

La scène est obscure. Lucien entre par le fond à gauche, et introduit Jenny, qui tient un peloton de laine qu’elle roule.

Lucien.

Par ici, mademoiselle ; M. votre oncle doit être au buffet !…

Jenny, en anglais.

How ! Dark it is ! Oh ! comme il fait noir !

Lucien.

Ne craignez rien… je vais éclairer… (Il allume une petite bougie-allumette qu’il tient à la main.)

Jenny, en anglais.

Where are we ? Où sommes-nous ?

Lucien.

Plaît-il ?

Jenny, répétant, en anglais.

Where are we ? Où sommes-nous ?

Lucien.

Elle parle trop vite. (La contemplant.) Me voici seul avec elle… en tête à tête… J’ai envie de lui dire des bêtises… Elle ne comprend pas… ainsi !… (À Jenny.) Savez-vous qu’en vous regardant, il me vient un tas de petites idées… prématurées.

Jenny, en anglais.

What o’clock is it ? Quelle heure est-il ?

Lucien.

Elle me demande l’heure. (À Jenny.) Minuit un quart… Demain soir, à pareille heure, nous serons mariés… Il faudra souhaiter le bonsoir à votre vieux crétin d’oncle et prendre en rougissant le bras du petit bonhomme que voilà… et alors… Laissez donc votre laine, c’est agaçant… Et alors… je vous parlerai le langage universel… Connaissez-vous le langage universel ?

Jenny, en anglais.

It is time to go. Il est temps de s’en aller.

Lucien.

Trop vite !… Vous verrez comme je suis gentil. (Il se brûle.) Ah ! Prelotte ! (Il allume une autre bougie qu’il plante sur sa boîte.) Vous ne pouvez pas me juger comme ça… en costume de voyage… et une allumette à la main… Tenez, depuis que je vous connais, j’ai une turlutaine, c’est d’embrasser vos cheveux… là… derrière le cou… Il y a une petite mèche follette… qui est très gamine… et qui me dit beaucoup. Il passe derrière Jenny.

Jenny, en anglais.

Aoh… I am hungry. J’ai faim.

Lucien.

Elle me parle de la Hongrie… C’est arrangé… pour la Hongrie… Comme elle s’occupe de… (Revenant à elle.) Décidément, c’est très gênant. (Il pose sa lumière sur la table, à gauche ; à part.) Jenny ! (Haut.) J’embrasserai aussi vos mains.

Jenny, lui donnant un coup sur la main.

Aoh !

Lucien, surpris.

Aoh !… Vos bras !

Jenny, même jeu.

Aoh !

Lucien, même jeu.

Aoh ! Vos yeux !

Jenny, même jeu.

Aoh !

Lucien, retirant sa main.

Ah ! Non. Et ces baisers… vous me les rendrez, n’est-ce pas ?

Jenny, en anglais.

Has any accident happened ? Est-il arrivé un accident ?

Lucien.

Trop vite ! (Tendrement.) Vous me les rendrez avec les intérêts à cent pour cent…

Jenny, impatientée.

What do you say ? Que dites-vous ?

Lucien.

Ah ! Tu m’embêtes avec ton anglais ! Si tu crois que ça m’amuse de dire des mots d’amour à une petite grue qui ne comprend pas…

Jenny, souriant.

Oh ! Yes. Oh ! Oui.

Lucien.

Mais laissez donc votre laine ! C’est énervant ! Depuis que nous sommes partis, elle a passé son temps à confectionner des pelotons de laine… et à carotter du papier à tout le monde… (À Jenny.) C’est un vilain tic que vous avez là pour une demoiselle à marier.

Jenny.

When shall we arrive ? Quand arriverons-nous ?

Lucien, exaspéré.

Ah ! Baragouine tant que tu voudras ; mais je te préviens que ça ne peut pas durer comme ça. Tu apprendras le français en vingt-cinq leçons ! Ou, sinon, je me dérangerai… je te ferai des farces… je te ferai les quatre cent dix-neuf coups.

Jenny.

What do you say ? Que ditez-vous ?

Lucien.

Que je suis bête ! Elle ne comprend pas… Ayons recours à une pantomime douce et animée… (L’appelant d’une voix douce.) Petite !… Cocotte !… Cocotte !… Come here ?… (Jenny s’approche ; il l’embrasse tout à coup.)

Jenny, se reculant et en anglais.

Shocking ! I will call my uncle !… Shocking ! Je vais appeler mon oncle !

Lucien.

Je suis lancé !… Soufflons les bougies. (Il souffle son allumette. La scène devient obscure. Lucien cherche à rejoindre Jenny qui se dérobe dans l’obscurité.)

Tapiou, entrant, à part.

Impossible de les perdre ; ils me suivent à la piste.

Lucien, le saisissant et l’embrassant dans l’obscurité.

Ah ! Je te tiens !… My dear !… My dear !

Tapiou, stupéfait, à part.

Encore un morceau du train qui me caresse en anglais !

Scène VII

Les Mêmes, Courtevoil, Ginginet ; puis Clémence

Courtevoil paraît. Il tient la lanterne. La scène s’éclaire.

Lucien, apercevant Tapiou.

Tiens ! Un pâtissier… (Il le repousse.)

Courtevoil.

Cré mille millions de tonnerres !

Ginginet, qui est entré avec lui.

Calmez-vous, capitaine.

Courtevoil.

Il me le payera, ce L’Hérissard ! Nous frappons à sa porte… poliment !

Ginginet.

Un peu fort !…

Courtevoil.

Fort, mais poliment… La force n’est pas de l’impolitesse…

Ginginet.

Une fenêtre s’ouvre : "Qu’est-ce que vous demandez ?"

Courtevoil.

Nous voulons voir le puits !…

Ginginet.

Il disparaît…

Courtevoil.

J’ai cru que c’était pour venir nous ouvrir… Mais le vieux carcasson nous renverse sur la tête un pot d’eau fraîche.

Ginginet.

Fraîche… Vous êtes modeste, capitaine…

Courtevoil.

Mais ça ne se passera pas comme ça !… Prenez la lanterne… j’ai besoin d’écrire une note. (Il donne la lanterne à Ginginet, tire son calepin et écrit :) "Au retour, gifler L’Hérissard !"

Ginginet, à part.

La nourrice m’a donné son adresse… (Donnant la lanterne à Courtevoil.) Prenez la lanterne… J’ai aussi besoin d’écrire une note.

Courtevoil.

Pour gifler L’Hérissard ?

Ginginet.

Oui !…

Courtevoil.

Il y aura de l’écho dans son puits.

Ginginet, à part, écrivant.

"Mademoiselle Potin, nourrice, tous les deux ans, à Bischwiller." (Il déchire la feuille de son carnet et la met dans sa poche.)

Clémence, entrant du fond, à part.

J’ai quitté le bras de ce vieux monsieur… il devenait d’une audace…

Ginginet.

Ah ! Ma femme !… Eh bien ?… Et le conservateur des hypothèques ?… qu’en as-tu fait ?

Clémence.

Je ne suis pas chargée de le garder.

Ginginet.

Ah ! Clémence, tu es cruelle pour un vieillard ! Le laisser seul… dans la rue… exposé au brouillard… Je suis fâché de te le dire… mais ce n’est pas là la mission de la femme !

Clémence.

Mais si tu savais…

Ginginet.

Je sais qu’il souffre, et c’est assez ! Nous allons le faire tambouriner.

Scène VIII

Les Mêmes, Jules, La Nourrice ; puis Le Chef du Buffet

Jules, entrant, appuyé sur le bras de la nourrice, du fond à droite.

Me voici ! Grâce à la nourrice qui a bien voulu m’offrir son bras. (Caressant le menton de la nourrice.) Merci, ma mignonne !… (Il l’embrasse.)

Ginginet, à part.

Il est excellent, cet homme.

Lucien, tendant la main à Jenny, bas.

Est-ce que vous me boudez toujours ?

Jenny, en anglais.

Don’t speak to me. Je vous défends de me parler !

Ginginet.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

Jules, à part.

Je ne sais pas… (Haut.) Mademoiselle demande si l’on part.

Clémence et tous.

Au fait, partons-nous ?

Courtevoil.

Les trente-cinq minutes sont écoulées…

Tapiou, à part.

Je ne peux pas leur dire que le train est parti… (Montrant Lucien et Jenny.) Les Anglais n’ont pas bougé d’ici ! (Haut.) On a reçu une dépêche… il y a un retard…

Tous.

Un retard !

Tapiou.

Oh ! Un tout petit retard… deux cent cinquante-sept petites minutes.

Tous.

Oh ! Ginginet. Mais puisque notre train est là !…

Tapiou.

Oui… mais on attend celui de Bordeaux…

Lucien.

Comment ! Le train de Bordeaux… pour aller à Strasbourg !

Courtevoil.

Laissons-le parler…

Tapiou.

L’aiguilleur s’est trompé… c’est un nouveau… au lieu de tourner sur Angoulême… il a dirigé sa manivelle sur Dijon… et maintenant il faut revenir…

Lucien.

Comment ! Dijon !

Courtevoil.

Il le sait mieux que vous, puisqu’il est de la boutique.

Ginginet.

Cependant la géographie…

Courtevoil.

Avec les chemins de fer, il n’y a plus de géographie… Taisez-vous…

Ginginet, froissé.

Taisez-vous ! Tenez, monsieur, cessons nos relations, j’aime mieux ça.

Courtevoil, à Ginginet.

Après ça, si vous n’êtes pas content…

Ginginet.

Si… je suis content… mais ne nous parlons plus !… (Aux autres.) Deux cent cinquante-sept minutes d’arrêt. Qu’est-ce que nous allons faire ?

Courtevoil.

Je propose d’aller revoir le puits.

Ginginet.

Oh ! Non !… Je ne suis pas encore sec !

Jules.

Si nous soupions…

Tous.

Oui ! Oui !

Tapiou, à part.

Sapristi ! Il n’y a rien !

Lucien.

Voilà la carte…

Ginginet, à Tapiou.

Écrivez…

Jules.

Potage à la queue de castor en sautoir.

Clémence.

Vous en avez ?

Tapiou.

Hum ! Hum ! C’est ici la renommée.

Jules.

Qu’est-ce que vous diriez d’une effarouchée de pintade à la sauce tomate ?

Clémence.

Vous en avez ?

Tapiou, écrivant.

Hum ! Hum ! C’est ici la renommée.

Lucien.

Et pour dessert, je propose un plum-pudding.

Jenny.

Oh ! Yes ! Oh ! I love plum-pudding. At my school, I made it, with bread, suet, Corinth raisins and rhum… You set fire to it, and moisten it all the time. Oh ! It is so good !

Oh ! Oui. J’adore le plum-pudding. À la pension, c’était moi qui le faisais avec de la mie de pain, du gras de bœuf, du raisin de Corinthe et du rhum. On met le feu, et on arrose, on arrose ! (Se léchant les doigts.) Et c’est très bon !

Ginginet.

Qu’est-ce qu’elle dit ! (À Tapiou.) Vous avez entendu ? Vous en avez ?

Tapiou.

Hum ! Hum ! C’est ici la renommée.

Ginginet.

Écrivez !…

Jules.

Il n’y a pas besoin d’écrire… commandez, dépêchez-vous !

Tapiou, à part.

Et tout le monde qui est couché… (Ouvrant une armoire dans le buffet.) Une armoire !… Si je pouvais trouver…

Ginginet.

Eh bien ?

Tapiou.

Voilà ! (Se penchant dans l’armoire et criant.) Potage à la queue de castor en sautoir… soigné !

Ginginet.

Ça communique avec la cuisine…

Tapiou, criant.

Effarouchée de pintade sauce tomate !

Ginginet.

Soigné !

Tapiou.

Plum-pudding ! (Il crie trois ou quatre des mots anglais prononcés par Jenny.) À présent, vous êtes sur le feu.

Courtevoil, prenant le panier de légumes crus.

Moi, j’ai mon affaire…

Tapiou.

Qu’est-ce qu’il fait là ?

Courtevoil.

Ratatouille !… Un couteau… un saladier…

Tapiou, les apportant.

Voilà, capitaine !

Courtevoil, se mettant à couper les légumes au-dessus du saladier.

Des carottes… des panais… des oignons… des pommes de terre… des poireaux…

Ginginet, qui le regarde.

Vous allez manger ça ?…

Courtevoil.

C’est une salade… la salade du soixante-troisième.

Ginginet.

Mais c’est cru !

Courtevoil.

Est-ce qu’on fait cuire la salade… imbécile ?

Ginginet, froissé.

Capitaine !… Non, c’est ma faute… nous ne devons plus nous parler… (Il le quitte.)

Lucien.

Mettons toujours le couvert. (Il est aidé par les femmes.)

Courtevoil.

De l’huile ! Du vinaigre !

Tapiou, lui donnant l’huilier.

Voilà !

Courtevoil.

Et du poivre rouge… de Cayenne.

Tapiou.

Il n’y en a pas.

Courtevoil.

Très bien ! J’ai mon affaire. (Il tire une cartouche de sa poche et la déchire avec les dents.) Déchirez… ouche…

Ginginet, apercevant Courtevoil.

Comment ! Une cartouche !

Courtevoil.

Puisqu’il n’y a pas de poivre… un coup de poudre ! (Il verse la poudre dans le saladier. On entend tomber la balle.)

Ginginet.

Ah ! La balle !

Courtevoil.

C’est la fève ! Cornichon !

Ginginet, exaspéré.

Capitaine… (Se calmant.) Non, c’est ma faute ! Il a raison, nous ne devons plus nous parler.

Il le quitte. Courtevoil retourne à sa salade.

Jules, à Clémence, bas.

Vous perdez votre mantelet ; permettez-moi de le rattacher. Il lui embrasse le cou.

Clémence, poussant un cri.

Ah !

Ginginet, se retournant.

Quoi ?

Jules, se met à tousser effroyablement.

Rien… C’est ma quatrième crise…

Ginginet.

Pauvre homme !… Attendez !… Un peu de sucre d’orge… L’absinthe, ça vous donnera un coup de fouet.

Il met de force le sucre d’orge dans la bouche de Jules.

Jules.

Ah ? Sacrebleu !

Tous.

Quoi ?

Jules.

Je l’ai avalé de travers. (Il fait des efforts de toux, on le fait asseoir.)

Courtevoil.

Un poireau ! C’est souverain. (Il le lui met dans le dos.)

Ginginet.

Ah ! Mon Dieu !… Il va passer… Du vinaigre ! De l’huile ! (À Tapiou.) Frottons-lui les tempes ! (Tapiou et Ginginet frottent les tempes de Jules, les mouvements qu’ils font décrochent sa perruque. Il paraît avec ses cheveux noirs.) Hein ?… Un déguisement !

Clémence, à part.

Lui !

Jules, à part, se levant.

Fichue perruque !…

Ginginet, à Jules.

À qui ai-je l’honneur ?…

Jules, à part.

Il ne me reconnaît pas. (Le prenant à part, mystérieusement.) Êtes-vous homme à garder un secret d’État ?

Ginginet.

Dame !… Du geste il éloigne tout le monde.

Jules.

Je suis chargé d’une mission secrète et diplomatique.

Ginginet.

Ah ! Jules. Vous n’avez rien vu… rien entendu…

Ginginet.

Rien !

Jules.

Chut !… (Saluant Clémence.) Madame !

Il disparaît.

Ginginet, se tournant vers sa femme.

Qui se serait douté que ce conservateur des hypothèques ?…

Clémence.

Je l’ai deviné… quand il m’a embrassée.

Ginginet.

Comment !

Clémence.

C’est le jeune homme de la Société Générale.

Ginginet.

Lui ! Le drôle ! Le polisson !

Courtevoil, mangeant sa salade.

Pas tant de bruit quand on mange.

Lucien, à Ginginet.

Calmez-vous… il est parti… il ne reviendra plus !…

Ginginet.

Je l’espère bien.

Lucien.

Tenez… mettons-nous à table… (Tous se mettent à table.) Garçon !… Servez-nous !…

Tapiou, à part.

Voilà le moment critique. (Il leur apporte deux carafes d’eau ; à part.) C’est toujours ça !…

Lucien.

Voyons ! garçon ! Dépêchons-nous, sapristi !…

Tous.

Garçon ! Garçon !

Tapiou.

Tout de suite ! Tout de suite ! (À part.) Mais qu’est-ce que je vais leur servir ?…

Il sort par le deuxième plan droite.

Lucien.

Voyons ! Soyons gais !… Prenant une carafe et chantant. Vive le vin ! Vive ce jus divin !

Courtevoil, chantant.

Soldats, voilà Catin !

Jenny chante en anglais.

Tous.

Bravo !

Tapiou, entrant ; il porte un grand plat sur lequel est un bonnet à poil entouré de persil ; très haut.

Queue de castor en sautoir ! (À part.) Le bonnet à poil… J’ai prié le chat d’aller coucher ailleurs… (Très haut, en posant le plat sur la table.) Castor en sautoir.

Tous.

Bravo ! Bravo !

Ginginet.

Ça a très bonne mine !… C’est moi qui vais découper.

Tapiou, à part.

C’est le moment d’aller se coucher. (Il sort. Tous reprennent en chœur l’air anglais.)

Le Chef du Buffet, entrant.

Hein ? qu’est-ce que c’est que ça ? (Il se précipite sur le plat, que Ginginet et Lucien retiennent, criant.) Au voleur ! Au voleur !

 
LES CHEMINS DE FER VAUDEVILLE D'EUGÈNE LABICHE, ALFRED DELACOUR ET ADOLPHE CHOLER

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

LES CHEMINS DE FER
Comédie-Vaudeville en cinq actes
par Eugène Labiche, Alfred Delacour et Adolphe Choler
Représentée pour la première fois, à Paris, au Théâtre du Palais-Royal, le 25 novembre 1867

Personnages et Acteurs qui ont créé les rôles
Ginginet : MM. Geoffroy
Tapiou : Hyacinthe
Bernardon : Pellerin
Jules Mésanges : Gil-Pérès
Lucien Faillard : Priston
Courtevoil : Luguet
Colombe, cuisinière : Lassouche
Premier chef de gare, à Paris : Ferdinand
Deuxième chef de gare : Gaston
Troisième chef de gare, station de Croupenbach : Gobin
Un chef de buffet : Vollet
Un photographe : Maillard
Clémence, femme de Ginginet : Mme Gervais
Miss Jenny, jeune Anglaise, nièce de Ginginet : Miss Bruce
Pauline : Mmes Damis
Une Nourrice : Hortense
Une Bonne : Gayet
Une Demoiselle de comptoir : Carpentier
Actionnaires, voyageurs, voyageuses, employés, etc.

du mercredi 27 novembre 1867

PALAIS-ROYAL

LES CHEMINS DE FER

Le théâtre du Palais-Royal a donné hier soir la première représentation de : Les Chemins de fer, cinq actes de MM. Labiche, Delacour et A. Choler. C'est un vaudeville dans le genre décousu où la pièce est sacrifiée aux détails. Rien ne me parait plus difficile que de conter cette folie, un peu longue et fatigante parfois, mais dont l'impression totale est excellente. Avec quelques légères coupures, les Chemins de fer pourraient bien renouveler le succès de la Cagnote. On y voit Geoffroy, avec sa jeune femme, sa mère, une jolie Anglaise, et sa bonne Colombe (Lassouche), courir de station en station pour fuir Gil-Pérès, qui fait la cour à sa femme, et à chaque station Pérès se dresse menaçant devant ce ménage. Par-ci par-là cette course tombe dans le domaine de la pantalonnade, mais elle s'élève aussi, en quelques scènes, dans les sphères de la comédie burlesque. De la gaieté à foison, beaucoup d'esprit, des éclats de rire en masse.

C'est à coup sûr un succès, dont une part revient de droit aux acteurs. Geoffroy est exquis de bonhomie, Gil-Pérès et Priston sont très amusant ; Hyacinthe, un employé subalterne qui s'est faufilé dans l'administration en faisant croire qu'il a perdu un bras je ne sais où, et qui va de temps en temps au buffet changer de bras, est désopilant. Mademoiselle Gervais est la grande comédienne que vous savez, et la jeune anglaise est fort jolie.

On se demandait qui pourrait bien prendre au Palais-Royal la succession de madame Thierret, qui tient une si large part dans le répertoire de ce théâtre ; c'est Lassouche qui paraît décidé à faire oublier l'excellente Thierret. Son premier début dans l'emploi des duègnes comiques a été très heureux.

Luguet n'a pas souvent l'occasion de se montrer ; il me semble qu'on sacrifie ce brave comédien beaucoup trop. Sa création d'hier a de nouveau prouvé aux auteurs quel parti on peut tirer de cet acteur, qui a fait de son capitaine en retraite un des plus amusants types de la pièce.

Somme toute, les personnes qui veulent passer une soirée amusante, iront voir les Chemins de fer.

A. Legendre.

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